Voici l’histoire d’une idiote, ni plus ni moins idiote que cette foule d’idiots avec laquelle elle partage son existence dans cette Ville Lumière…
L’idiot est arrivé un jour dans une grande ville. Il fut véritablement dérouté, et totalement déconcerté par la multitude qui emplissait les rues. Jamais il n’avait vu une cité si vaste, et tout cela l’étourdissait.
« Je me demande comment les gens arrivent à ne pas se perdre de vue eux-mêmes – à se rappeler qui ils sont – dans un endroit pareil ! », murmura-t-il d’un ton rêveur.
Puis il pensa : « Je dois absolument me rappeler de moi-même si je ne veux pas me perdre. »
Troublé et apeuré, il entra précipitamment dans la première auberge de jeunesse qu’il pu trouver, où on lui attribua un lit. Fatigué, il décida de s’allonger dans le dortoir pour faire une sieste, mais le problème se posa à nouveau. Comment se retrouver lui-même lorsqu’il se réveillerait ?
Il fit part de ses préoccupations à son voisin, qui était un redoutable farceur.
« C’est bien simple, dit le plaisantin, voilà un ballon rempli d’air. Attache-le à ta chevile en signe d’identification, et dors tranquille. Quand tu te réveilleras, cherche l’homme au ballon : ce sera toi ! »
« Excellente idée », convint l’idiot. Quelques heures plus tard, l’idiot se réveilla, chercha le ballon et le trouva attaché à la jambe du farceur, paisiblement assoupi. « Cet homme ne peut être que moi », pensa-t-il. Soudain, pris d’une peur frénétique, il se mit à frapper l’autre sans retenue.
« Réveille-toi ! Ton idée n’était pas la bonne ! » Le dormeur ouvrit les yeux en sursaut, et tentant de le calmer, demanda à l’diot ce qui n’allait pas. L’idiot montra alors le ballon attaché à la jambe du farceur.
« À cause de ce ballon, je peux dire que tu es moi. Mais alors, pour l’amour du ciel, si tu es moi, QUI SUIS-JE ? »
Nous sommes tous des enfants du manque.
Nous éprouvons tous une incomplétude foncière, une absence que nous cherchons à combler (sans même forcément le savoir). Le sujet est immense et comporte des variations quasi infinies.
Un manque, si évident qu’il devient son propre voile, est celui de la connaissance de soi. Rares sont ceux qui cherchent à savoir qui ils sont en réalité. Ceux qui posent cette question sont souvent considérés comme « fous », ou dans le meilleur des cas de doux fêlés. Ils dérangent tous et partout. À commencer par les « religions établies », car ayant la certitude de la réponse elles considèrent que la question n’a pas de sens, et qu’elle est susceptible de troubler inutilement les esprits. Néanmoins, ceux qui cherchent l’Être ne veulent, ni ne peuvent ne pas chercher à savoir, car ils disent eux-mêmes qu’ils sont comme un néant, un trou noir, une excentricité qui a besoin de l’Être pour être.
Ce sont ces gens-là qui, depuis la nuit des temps, tel le juif errant, cheminent sur les routes de l’existence à la recherche de leur identité propre, de cet Inconnu qui est soi-même.
La réponse à leur question « Qui suis-je ? » — la seule, à mon avis, qu’il vaille la peine de se poser — ils la disséminent çà et là, tels de petits cailloux, sur tous les chemins de la Vie !
La Vie est partout présente, disent-ils. Partout, il y a des hommes. Tous ces hommes ne sont en vérité qu’un seul et même, toujours le même, du pareil à moi… L’autre aussi, c’est moi. D’ailleurs, tout comme moi, ne dit-il pas « moi » lorsque il s’adresse à soi-même ? Alors, qui est ce moi qui parle, ce moi qui est à la fois « moi » et « non moi » ?
Et qui serait donc ce Super Moi, dont parlent justement les religions : cet être Unique, cet Inconnu, D.ieu ?
Pour les Idiots mystiques, la réponse est simplisssimme. Ayant posé la question tout simplement, ils ont au fil de leurs vagabondages réalisé que se poser la question du moi (« qui suis-je ? ») et la question de l’Être (D.ieu), c’est se poser la même question : de fait, l’apparition de l’un entraîne l’apparition de l’autre, la disparition de l’un entraîne la disparition de l’autre…
L’idiot de l’histoire n’est qu’au début de cette révélation, somme toute si simple…
« Si tu es moi, alors qui suis-je ? »
Si je dis moi et que tu dis moi, le problème reste insoluble. Le problème est donc « Moi ». C’est Moi qui décide que l’être est ailleurs. C’est Moi qui empêche l’Être d’être pleinement. Comme un poisson au milieu de l’océan, Moi s’interroge sur la nature de l’eau et ne voit pas qu’elle l’entoure de toute part.
Et de même qu’il n’y a qu’une seule mer, il n’y a qu’un seul Être, un seul homme. La réponse à la question du moi, à cette quête éperdue d’identité, la seule réponse qui puisse combler le manque, ce trou noir béant qu’est l’existence humaine, ne serait-elle pas simplement : « Je suis Toi, et Toi c’est Moi » ?
À mon sens, c’est une évidence. Nous sommes un seul et même.
Si simple, si proche, si vrai, et si fou, n’est-ce pas?
Il faudrait vraiment être Idiot pour y croire…
???
t.0
*via Idries Shah, maître Soufi
*Nijinsky 1990 – Maurice Béjar / Jorge Donn