Effondrement d’un système dépoétisé

Les marchands et les technocrates ont imaginé qu’ils pouvaient se passer de la poésie.
Comment en sont-ils arrivés à pareille bévue ?

Était-il bien raisonnable de transformer le rationalisme, le consumérisme en religion ?

Aujourd’hui, le doute n’est plus permis : en privilégiant la rationalité, la « virilité », le capitalisme sauvage, notre civilisation ne s’est pas dirigée vers le sublime avenir qu’elle croyait engendrer, mais vers sa propre mort ! Croyait-elle vraiment échapper à l’évidence : « toutes les civilisations sont mortelles » ?

Une existence, pour être réellement humaine, doit avoir une signification spirituelle, poétique. La poésie est la base de la société : « Les hommes ont besoin des poètes, car la fonction de la poésie est d’exprimer une vision globale de l’homme et du monde, de donner un sens à la vie. »
Sans eux, une société est sans âme. Elle se réduit à un agrégat d’individualistes, littéralement enfermés dans leur égotique solitude, paralysés par le néant. Mais quel néant ?

Une société qui oublie et méprise la poésie, et qui devient poétiquement stérile, court le risque mortel de l’effondrement. Car la connexion avec l’humain, avec le réel, n’est plus assurée. Les individus survivent biologiquement, certes, mais ils errent, désorientés, hagards, dans un total vide spirituel.

Nous avons, chez nous, perdu tout sens de la poésie.
Le poète est aujourd’hui considéré comme incongruité superflue, et le refus de l’idéal, c’est-à-dire de la poésie, est fièrement revendiqué et cyniquement affiché.

Nous nous vantons d’avoir mis fin aux débordements de l’imagination poétique, de la naïveté romantique, et d’avoir pour ainsi dire réduit à néant toute forme de croyance, tout projet spirituel. Chez nous, être spirituel, cela veut dire être superstitieux, barbare ! Le vrai civilisé, c’est l’homme qui porte sur le monde un regard froid, analytique, dépourvu d’affectivité. Le vrai civilisé est le savant, le technicien, le technocrate, le matérialiste, le financier.
Or, comme le dit Durkheim, « la faculté d’idéaliser, de poétiser, n’est pas une sorte de luxe dont l’homme pourrait se passer, mais une condition de son existence. »

Nous avons réduit au silence les prophètes et les poètes, c’est-à-dire ceux qui unissent toutes choses, ceux qui donnent sens aux choses. Et à force de réduire l’homme à un intellect, un cerveau, un objet de consommation, nous avons réprimé l’âme dans l’homme, l’idéal, la poésie, l’espérance, la fraternité… Chacun pour soi, et tout, tout de suite, « parce que je le vaux bien » !

Mais voilà ! Les bourses s’effondrent et notre culture industrielle hyper-rationalisée avec !

Et parce que nous avons oublié que l’homme ne se réduit pas au producteur/consommateur, qu’il est aussi et avant tout une créature sensible, imaginative et affective, parce que nous avons oublié que sans idéal poétique la vrai vie était absente, les fils de cette civilisation seront peut-être aussi démunis qu’un nouveau-né arrivant dans un monde inconnu, ou qu’un vieillard en partance pour un autre inconnu.

Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, la situation effrayante où l’on se croit plongé est l’annonce d’un bonne nouvelle, la meilleure qui soit : la Vie !
Naissance et mort ne sont-ils pas complémentaires ?

Puisse ce monde qui s’écroule renaître en une civilisation fraternelle, poétique, solidaire, en un mot, humaine !

Non, l’Homme ne vit pas que de pain !

En souvenir de l’ami Pierre Thuillier, si cher à mon âme…

t.

Rappel : La Grande Implosion, de Pierre Thuillier, chez Fayard (1995)

Dessin- Hokusai Katsushika ( le Fou de dessin)

16 réflexions sur “Effondrement d’un système dépoétisé

  1. Oh oui, ça fait tellement longtemps qu’on attend ça !

    La chute du monde de la trivialité, de la matière matérielle, de la finance financière… de la vanité vaine !

    Dommage que Pierre Thuillier n’ait pas vu ça, en effet. Ce n’est pas la revanche des sorcières, c’est bien mieux : c’est la revanche des anges qui se prépare peut-être !

    Ici au moins, la légèreté ne fait jamais défaut…

    Puissions-nous tous chausser un peu vos semelles de vent !


    Et puis… merci pour la beauté directe, pour l’élégance et la pudeur de ce dessin de maître !
    Tournons aussi le dos à ce monde arrogant et stérile, et joignons-nous à la poésie de votre chant de grâce ininterrompu. Viva !

  2. Ce cher Pierre s’il voyait ce qui se passe aujourd’hui, oui, c’est la grande implosion ! Je me souviens des déjeuners que vous aviez inventés : «le cercle des poètes non disparus», il y avait de la joie, de la tristesse, de l’intelligence, de la subtilité. J’ai eu la chance toute jeunette de pouvoir y assister. Pierre nous manque.

    On espère que sur les cendres de ce système, jaillira une société plus humaine. Il faudrait tout repenser. Mais est-on encore collectivement capable de penser ?
    Les poètes nous manquent. Peut-être se protègent-ils dans les réseaux et les mondes virtuels, en attendant que la houle passe ?

    Je ne peux que vous recommander cet entretien fleuve que Tatiana a réalisé de Pierre Thuillier dans la revue papier des Humains associés :
    http://www.humains-associes.org/No8/HA.No8.Thuillier.html

  3. Aujourd’hui vers 13 heures, un « spécialiste » de la finance disait:  » le cœur du problème économique, c’est les prêts inter-banquaires ». Je pense que cette affirmation technique illustre l’origine et le cœur du problème : déconnection totale avec un référent humain, rupture avec une dimension humaine. L’homme est totalement exclut du contexte, il a quitté son histoire, la nôtre, depuis longtemps.
    Autrefois, spéculer signifiait « observer, considérer philosophiquement en esprit, méditer, réfléchir ». Ce qui est le propre de l’homme.
    Avec l’apparition des billets de banque au 18° siècle, dans un contexte bancaire, le sens de spéculation prend la valeur de  » anticiper sur la hausse ou la baisse afin d’en tirer profit ».
    Le centre, le but du système économique ce n’est pas l’homme mais le profit, érigé en une aveugle croyance.
    Est ce qu’on ne peut remettre l’homme au centre, au cœur des nombreux problèmes qui l’assaillissent, afin de retrouver le Sens et le bon sens? Est ce que ce n’est pas aussi urgent que de réinjecter des milliards dans une machine devenue folle?

  4. L’oiseau marin s’écarte des lieux où les Dents-longues se déchirent, sa provende est ailleurs.
    Jamais les révolutions, les chutes ou déchéances idéologiques n’ont « angélisées » le monde.
    Qui apprend de l’histoire ? Qui n’est pas aveuglé par son orgueil en chaque seconde de vie ?
    Les polarités de ce monde demeureront car elles sont nécessaires à la discrimination du Vrai.

    Une pierre dans l’étang fait de multiples orbes mais finalement c’est le vent qui en devient maître en ses caresses. L’aimer suffit…

  5. Nous ne sommes pas perdus, mais nous nous sommes perdus … Complètement perdus de vue …
    Perdu de vue l’essentiel, comme amoureusement vous rappelez sans cesse,
    ce qui fait de nous des Hommes et pas des prédateurs assoiffés de « toujours plus », mais mourant de soif d’Amour …
    Les poètes et autres ré enchanteurs du monde sont comme les petits cailloux semés pour retrouver son chemin dans la forêt noire et profonde de notre ignorance, avidité, égoïsme…
    Et quelle chance qu’ici ces petits cailloux brillent de mille feux, nous éclairent.
    Le Manifeste Planétaire des Humains Associés en écho à vos paroles :

    Sur notre planète bleue blues qui vit dans la peur terrifiante des guerres de toutes sortes, guerre fanatique, guerre psychologique, guerre bactériologique, guerre de haine, guerre religieuse, guerre économique…nous avons perdu presque toute valeur en tant qu’individu.

    Chacun de nous aujourd’hui vaut moins que le vêtement qu’il porte, à moins qu’il ne représente une puissance sans visage. Nous vivons sur une poudrière qui peut s’embraser d’un moment à l’autre, et nous oublions que le changement de cette situation dépend de la prise de conscience de chacun de nous en particulier.

    Nous voulons inviter à réfléchir sur notre condition humaine, sur le fait que nous formons un tout indivisé et, de par ce fait, ne pas nous arrêter sur ce qui nous divise, mais chercher ce qui nous unit.

    Nous invitons à réfléchir sur notre irresponsabilité personnelle vis-à-vis de notre espèce et de notre planète, réfléchir sur notre bêtise, notre naïveté qui permettent aux meneurs de jeu, aux avides de pouvoir de tous bords de nous mener par le bout du nez, en prétextant qu’ils savent mieux que nous-mêmes ce qui nous convient en tant que choix de vie.
    Nous invitons à nous respecter les uns les autres, à respecter les opinions, les croyances de chacun sans chercher à tout prix à avoir raison, sans chercher à nous convertir les uns les autres. Il ne s’agit pas d’une invitation à l’attroupement, ni une invitation à l’uniformisation où nos différences seraient effacées, moins encore à adopter la politique de l’autruche à leur sujet, mais de les reconnaître et les utiliser comme complémentaires car chacun est unique en soi.
    Nous invitons à choisir de nous laisser guider par notre conscience, à assumer pleinement notre liberté d’être, à réaliser l’humanité en nous, dans la responsabilité partagée.
    Nous appelons à la dignité humaine, à la tolérance, à la solidarité, à l’amitié et à la reconnaissance. Nous savons tous que nous sommes capables du meilleur comme du pire, nous savons aussi que nous pouvons, si nous le voulons, réaliser l’harmonie en nous et autour de nous et nous rappelons que:

    La terre aussi est unique.
    Ne la gâchons pas.
    Ne nous gâchons pas.

    Manifeste Planétaire Humains Associés
    http://www.cyberhumanisme.org/matiere/manifeste/

  6. Tournant le dos à leur conseiller financier, de plus en plus de Britanniques en appellent à Dieu pour sauver leurs économies, en disant une “prière sur la crise financière??? proposée depuis un mois sur le site internet de l’Eglise d’Angleterre, apprend-on ce jeudi 9 octobre.
    “Seigneur, à travers le monde, les prix montent, les dettes augmentent, les banques s’écroulent, les emplois disparaissent???, déplore cette prière qui a déjà enregistré le clic de quelque 8.000 fidèles.
    “Partage nos craintes et entend notre prière: soit notre rempart contre les sables mouvants et une lumière dans l’obscurité???, poursuit-elle.

    http://tempsreel.nouvelobs.com/speciales/la_crise_financiere/20081009.OBS5081/des_epargnants_britanniques_sen_remettent_a_dieu.html

  7. «Celui qui construit sur les choses qu’il ne peut toucher comme le succès, la carrière ou l’argent, construit sur le sable»

    « Quand les hommes se proclament propriétaires absolus d’eux-mêmes et uniques maîtres de la création » (…) la chronique quotidienne montre que s’étendent l’arbitraire du pouvoir, les intérêts égoïstes, l’injustice et l’exploitation, la violence dans toutes ses expressions ».

    Benoît XVI.

  8. Pour tous ceux qui n’en étaient pas encore convaincus, dans une économie capitaliste, les déboires de la finance ne concernent pas que les banquiers et les actionnaires.

  9. J’aime à penser que toute vie qui se meurt, broyée, blessée, torturée se transforme en lumière d’une intensité proportionnelle à la différence de potentiel entre ce qu’elle aurait put vivre et ce qu’elle a à subir. L’horreur n’est plus inutile et fait moins « mal ». Le Christ sur la croix nous éclaire et nous guide encore aujourd’hui au-delà de sa souffrance. Voir la souffrance et les catastrophes autrement, voilà où nous en sommes. C’est à la fois désolant et une forme d’espoir. En tout cas, rien de nouveau, pour le moment et peut être avions-nous bien autre chose à faire que simplement contempler les étoiles…

  10. Que nous faut-il pour comprendre que c’est le «partage des eaux» entre le désenchantement de la pensée rationalisante et ce qu’il y a de poétique dans l’être humain ? Merci de nous le dépeindre si clairement.

    Je me souviens de Pierre Thuillier rappelant que « notre société est fondée sur une volonté d’extension de l’économie à tous les secteurs de la vie, sur le culte de la mécanique, de la machine, de l’automatisation… » À partir de cette réduction terrible de ce qui nous fonde en vrai, on ne doit pas s’étonner que nos vies comme nos pensées soient dépourvues de transcendance. Il a usé ses stylos et son coeur à le répéter et l’a payé de sa vie. Grâce lui soient rendues, il est plus que jamais à lire !

    Partage des eaux, entre les derniers instants chaotiques d’un vieux monde qui prend l’eau de toutes parts et que l’on rafistole comme on peut, et celui qui se dessine, je l’espère dans la solidarité humaine, avec une nouvelle et vraie orientation. Vous en êtes ici l’exemple vivant, un havre de tendresse, de paix et de lucidité (pardon pour les pléonasmes), et où la poésie n’est pas que l’hôpital des âmes blessées 🙂

  11. Bonjour, ami(e)s,

    « Le voyageur qui se prépare à partir pour une route longue , difficile et pénible, et qui redoute de s’égarer en revenant, plantera sur son chemin des signes pour le guider. Ces signes faciliteront son retour chez lui.
    S’il redoute lui aussi la même chose, l’homme qui fait route dans la vigilance posera sur son chemin des paroles comme des stèles. »
    (Hesychius de Batos-Philocalie)

    J’ai pris l’habitude de cueillir certaines de ces paroles, et à vous lire, amis, je viens ici, ce jour, pour déposer quelques unes d’entre elles, en partage.

    « au terme de son voyage
    vers le Pays, après l’obscurité
    pré-natale et la dureté terrestre,
    la finitude du poème est lumière,
    apport de l’être à la vie. »
    (René Char)

    « Par conséquent silence et nuit
    Muselez toute impureté
    Le ciel à grandes enjambées
    S’avance au carrefour des bruits. »
    (Antonin Artaud)

    Mourir de soif d’amour ?

    Oui! Oui! Oui!

    « Soif cessant d’être un Non
    Et qui osant son nom
    Devient source du monde »
    (Pierre Emmanuel-Evangéliaire)

    Quel est Ton Nom l’Ami,
    Toi du monde
    du Haut Pays

    fraternellement

  12. « …en privilégiant la rationalité… »

    Le malheur , c’est que non seulement nos dirigeants n’ont aucun sens moral , mais qu’ils n’obéissent même pas à la rationalité .
    Croyez vous que tous ceux qui ont spéculé ou tous ceux qui soutiennent les spéculateurs ont vraiment raisonné les risques ?

  13. Il est difficile d’imaginer un monde où la fraternité, le partage, et l’Amour sont le but de l’entreprise humaine. Mais si cet effondrement peut y déboucher un jour, alors, je me dis Quelle belle implosion !

  14. Merci Tatiana,

    Merci d’être la semeuse tendre et infatigable de la petite graine de l’espérance.
    Merci de m’avoir appris à « espérer contre toute espérance » !

  15. Les ailes engluées
    Et cette marée noire
    je me souviens
    Du temps ou je volais jadis
    Me jouant des courants contraires
    Pour atteindre
    Des ciels plus hauts
    Tout était si facile
    Un simple battement d’aile
    Tout était si facile
    Cloué las sur le sol
    Sans la musique des vents
    Je me souviens encore
    De ces heures éperdues
    A tout voir de si haut
    Que j’en étais perdu
    Collé à même le sol
    Là je t’ai reconnue

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