Un soupir d’unité

« Ayant vécu comme science, je me résoudrai en poésie. »

« La littérature, dit Nabokov, est née le jour où un jeune garçon a crié `au loup, au loup’, alors qu’il n’y avait aucun loup derrière lui. »

L’astronomie a surgi de la dune, non de l’imagination fertile d’un savant philosophe, mais bel et bien de l’esprit d’observation de quelque nomade illettré, sans aucune autre ambition qu’un bol de lait et une poignée de dattes, à moins que ce ne soit de l’esprit d’orientation de quelque pêcheur aux mains caleuses, ou de quelque marchand intrépide. Le pas des bergers et le sillage des chaloupes s’inscrivirent dans les constellations. Et se guidant aux étoiles, l’esprit du voyageur survécut au voyage.

Ce que l’horloge est au temps, la grille de coordonnées le devint à l’espace. Et la distance devint nombre aussi bien que le temps. Le calcul put offrir aux hommes un second oeil, plus lucide que l’oeil du voir. L’astrophysique naquit lorsque Galilée, pointant sa lunette vers la Lune, y vit des montagnes. Selon son propre dire, la Lune est terreuse. Il est tentant d’inverser la proposition et de dire que la Terre est céleste. Ce qui est ici, est comme ce qui est là-bas. Ce qui n’est pas ici n’est nulle part.

Les lois matérielles du ciel sont celles de la Terre. Par conséquent le ciel est intelligible. Les lois invisibles gouvernent le monde visible, sur la Terre comme au ciel. Les forces furent exhaussées au-dessus des choses, et les lois furent exaltées au-dessus des forces.

Le destin de la tragédie grecque s’effaça devant l’ordre de la nature. Les lois de la physique devinrent les nouveaux décrets du destin. Le premier Newton unifia la physique de la Terre et du ciel. Maxwell, le second Newton, montra que la lumière peut être décrite comme une tresse d’électricité et de magnétisme. Einstein, le troisième Newton, maria l’espace et le temps, et égala matière et énergie. Weinberg et Salam, le quatrième à eux deux, établirent l’identité formelle des interactions électromagnétiques et faibles. La cosmologie, école du Dehors, et la physique des particules, école du Dedans, formèrent une seule et même école. L’ambition avouée de la physique depuis, est l’édification d’une théorie unitaire des forces maîtresses de la nature…

Au dire du physicien, les quatre interactions, forte, faible, électromagnétique et gravitationnelle, n’en faisaient peut-être qu’une à l’origine. Mais lorsque le nombre d’objets tend vers un, le langage tend vers un zéro. La physique ne va-t-elle pas vers son extinction, une extinction de voix?

À l’oeil sec des télescopes, l’Univers se présente éparpillé et en fuite. En fuite sont les galaxies et elles rougissent de vitesse. Sociétés d’étoiles, elles s’éloignent d’autant plus rapidement qu’elles sont éloignées. Quelle rage froide d’expansion a saisi l’Univers? Qu’est-il advenu de l’être pour qu’il invente l’astrophysique, les neutrinos et la matière noire? Et qu’elle est cette mer dont les neutrinos sont le rivage?

Le big bang est si beau que je me permets d’en douter. Nous les cosmologues, nous ne sommes pas les astrologues de la science. Nous voulons servir la raison et non l’illusion.

Poètes et physiciens, vous avez même âme et mêmes droits au ciel. L’unité du monde est poétique car l’homme s’exprime avec des symboles.

La poésie et le vrai se confondent, et je déteste le mensonge. Le vrai est poétique. L’illusion ne l’est pas.

Nous allons sur la Lune, mais Eschyle est toujours notre contemporain. Il y avait le choeur chez les Grecs en lequel ils retrouvaient l’un et le multiple. De même, l’Univers n’est qu’un outil pour faire que le spectateur se regarde.

« Ce qui est mystique dit Wittgeinstein, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. » Mais le physicien n’a nul besoin de savoir ce que signifie être. Il décrit comment les choses se comportent. La science, de fait, rapporte et coordonne mathématiquement le résultat de l’observation. À bien y regarder, en effet, l’Univers ne donne que de la matière et des situations. L’Univers n’a d’autres sens que celui que lui donne l’humain. La science ne saurait résoudre dans le langage des hommes les problèmes que son langage propre interdit de penser.

Ne cherche pas le salut dans la cosmologie. Elle n’offre rien, rien que des images du plus grand. Si l’homme de science est seulement celui qui sait rendre indispensable les produits de sa rêverie, je prophétise l’échec de la cosmologie.

L’objet possédé comme en songe a toujours le visage du mensonge. La nuit, pure apparente et source de rêverie, est terme relatif. La nuit, c’est le jour vu de dos. Pire: le soleil des neutrinos ne se couche jamais. Arme ton oeil invisible.

Ne crois, comme Pascal, que les histoires dont les témoins se seraient fait égorger. Les métaphores fragiles et envahissantes, le sentiment obscurément poétique et mythique de l’Univers, tu dois les oublier, car la vérité du coeur n’est pas la vérité du monde. L’hypothèse scientifique ne relève d’aucun état d’âme. La relativité n’est pas une mécanique passionnelle, même si on dit souvent qu’Einstein enfant rêva de chevaucher la lumière et que ce rêve lumineux fleurit en théorie. L’hypothèse, longtemps tenue en suspicion est toujours révocable. L’esprit de finesse fuit la preuve pour la présomption, le plausible pour le possible. Le physicien opérera inversement, différents observateurs ont une perception relative de la réalité. Tu substitueras au relativisme de la perception l’absolutisme des lois. La poésie est l’absolu dans les équations.

Examine la toile et l’habit du monde et médite sur l’univers-tisserand et l’univers-tailleur.

Contemple ce que contient l’espace pour en établir l’inventaire. Pèse le ciel et les étoiles pour savoir si l’Univers est ouvert ou fermé, s’il se diluera indéfiniment ou s’il ira vers sa renaissance. Et ton esprit s’infiltrera toujours plus avant dans la jeunesse turbulente de l’Univers, jusqu’aux jours orageux de son enfance. Tu couperas à travers bois vers le zéro du temps.

Après ta mort, ta volonté servira de guide aux nouveaux guetteurs du ciel car l’astronomie est faite de mille vies d’astronomes. Un seul individu interprète l’astronomie au sens de tous. Attachés à la roue laborieuse de la science, ils tournent à l’unisson. Ils passent leur temps à élever des théories et à les abattre, à suer sang et eau dans l’exécution de mille projets, au bout desquels ils n’embrassent que fumée, mais cette fumée est lumière, cette fumée est équation. Les équations qui ont un air aussi innocent que E = mc2 ne révèlent que tardivement leur potentiel explosif. Les ouvriers en formules parlent en termes identiques un langage immuable: le désordre est un ordre caché. Il faut être pur pour les entendre. Ils n’ont d’autres ressources que de rationaliser leurs échecs. Ils extraient les scories, et laissent l’or des lois. Incapables de réfuter leur étrange idéal, affligés de l’esprit de recherche, ils se noient dans la nuit pour naître, alors que d’autres s’y enfoncent pour mourir. Ils ont affronté mille échecs et n’en sont que plus humbles. La fréquentation assidue des étoiles ne les a pas rendus pour autant plus brillants, mais peut-être moins sombres.

Ô nuit qui loge tout en haut, là où les gens ne veulent pas être dérangés; animal qui ne se nourrit que de noir et d’argent, parle pour eux. Parle avec des étoiles.

Michel Cassé
Astro-poète

Photo de Natacha Quester-Séméon, Alpilles-Sud, Mémoire Vive.

(incarnation)

À toi généreuse lumière
et toi respectable ténèbre
qui ne put désarmer mon bras
de ses traits de lumière
brandis sans hargne et sans triomphe
aux sphères toujours claires
Mais qui fut, dans la joie rétrospective
de la confrontation des résistances
et des érections en l’appel de l’Être,
le témoin sûr de mes naissances…

Des idées comme il en vient aux fous, aux mendiants, aux poètes
L’oeil dans l’eau de l’espace
Et l’aube dans la tête
Des idées
Comme prêtent leur corps aux almées qui les dansent
Désirées d’évidence
Des idées… et des âmes
pour s’en émerveiller

Des idées et des âmes aux frontières ouvertes
Aux lignes épousées
Des vides et des âmes
et des îles offertes

Des idées d’Idées sublimes comme commune transcendance
aux êtres érigés
Des idées d’Âme
Des idées d’âmes qui se reconnaissent
comme aux cathédrales célestes
les innocences réservées

Et toujours l’Être, UN
Toujours avant, toujours, UN, seul, l’Être
Nul mouvement nul souffle ni son approche annoncée
Ni la venue d’un devenir, nul prélude, nulle arrivée
Avant, UN, toujours l’être
Dans l’A d’avènement, tout occupé à être ce Verbe avant tout langage,
ce passage ouvert, ouvrant, oeuvrant mais délivré de tout avoir-à-venir, calme comme la mort inexistante, immouvant comme la durée
qui ne parvient pas même à débuter, transi dans la vérité implacable
de l’impossibilité du mouvement,
LÀ, UN
Idéel idéal de tout Être
Ni l’immuable ni le mouvant;
absent à l’idée même du mouvement
Hors du sens, ajourné,
LÀ, UN, L’ÊTRE,
Repos de nulle fatigue, de nul précèdement…

Et puis soudain qui s’ouvre… déferlante de vérité, toute en une
apparition, toute en une infime ouverture : la Terre !
Entière irruptée, passée par le chas d’un instant, délivrée
Elle, telle qu’en sa vérité intime, sa précise totalité, précieuse,
précipitée en son âme concise, son Nom de majesté,
comme s’érige un monde, la Terre !
émise en scène, éprise forme.

Achevée toute et Une, par le menu de son histoire instantanée,
s’offrant à elle-même en mon esprit émerveillé, soudain récupéré :
la Terre, comme une Idée, comme une Âme.
La Terre – une Âme, une Idée.

Et mon Âme-coeur devant Elle, éternellement éveillée…

* * *

Ç’avait été au coeur de la poésie qui révèle, sans attente,
sans désir ni recherche, le corps et l’esprit retournés vers les Vides
de la conscience. L’Être m’habitant se tenait — comme alors
en toute occasion tolérée par ma semblance matérielle — inexistant
au manifeste, tout livré à l’ouverture du Monde, vierge au repos des rotatives célestes, prêt-à-imprimer…

Et l’impression survint d’où les âmes se font connaître :
la vie, le coeur d’un monde où il allait bien falloir naître,
et faire naître la vie, le coeur, le Monde.

Ainsi Terre me fut présentée, donc offerte.
En l’éclat d’un instant pas même écoulé,
dans la marge des vides où se nomment les âmes,
la Planète, cette planète, de roches animées,
du socle des limons, d’océans éprouvés, me fut connue.
Telle qu’on ne peut plus rien jamais d’elle ignorer.
Toute en cette unique impression — hymne où nous fîmes connaissance.

Tout de Terre, de tout temps : les pluies solides de l’espace, les feux mouvants de ses entrailles, les forces animées, les vies, toutes en

Elle renouées, toutes en Terre sublimées, procaryotes, eucaryotes,
vies de l’eau, de l’air et du feu, vies des rochers déjà taillées en chair, en élytres, en os. Savanes, banquises, déserts, forêts et mers, nimbes, nuées, les vies advenues, révolues, éteintes, les vies exténuées.

Tout de Terre, oui tout me fut su, dans la stricte mesure et l’exacte occurrence — nulle insignifiance, nulle pénombre — de la moindre écaille de lumière, l’inattendu secret d’une papille de dinosaure au vent de l’haleine océane, le souffle débordant d’un volcan sur l’hiver ; et tout ce qui advint, ou s’abstint d’advenir, influença, força, veilla, aima la Terre. Amours chantées au Vide. Éperdues de Soleil. Toute la succession des formes, des essences et des connaissances ayant prêté leur chair à la pesanteur terrestre, d’espèces en individus, de germes d’idées en poèmes, dans la transhumance des siècles au travers des saisons de l’Être, depuis la neuve récurrence aux créatives arabesques, jusqu’aux ivresses vagabondes, aux vacarmes impénétrants.

Tout fut exposé, ordonné, daté, organisé dans l’inextricable
écheveau des causes, des effets, des heureux synchronismes

et fatales coïncidences.

Comment le dire enfin ?
Tout fut au monde mis — sans le cri des enfantements,
Présent brûlant de toute éternité,
Tout ce que d’elle il ne sera jamais possible de connaître
sans la connaître
Elle, simplement, justement, la Terre, cet Être qu’elle Est, plus que l’Idée d’Elle… son Âme.

Lors les portes des cieux s’estompèrent
dans les rouages du secret
Et de maints silences fus embaumé.

* * *

Alors, d’elle-même, l’Information me reconduisit par les trames tissées de l’espace et du temps. Qui me trouvèrent à l’instant…
L’âme encore embaumée, d’une perspective adéquate
je les voyais encore, ourlés, balancer amplement dans le souffle
éternel de l’innocente joie.

Ainsi
À l’inverse d’un autre qui vint, vit et vainquit,
Voilà que j’avais vu
Et lors, d’Amour conquis — de grâces, d’harmonies
qui ne me plus quittèrent
Je suis venu sur Terre.

Et demeure en son lit…

Pourtant les rivages sont lourds où se brisent les mers sans âme.
Et j’entends le silence invoquer le vacarme
Déjà ce monde m’est connu pour les noms qui s’y désincarnent
et les horizons éperdus…

Le souvenir des saisons humaines vaguement se disperse,
brumes évaporées à l’absence et ne restent
que voix effritées qui se blessent et se répètent leurs oublis.

Dieu qu’ont-ils fait du vide en ce corps embaumé,
de ce temple ignoré qui se dément et se défait de toi,
se délie, se dévoie ?

L’érosion souffle aussi sur les âmes
et ne laisse que ruines
et sable d’édifices.

Mais qu’importe, j’avais
Dans les arcanes du secret
Les mots et les êtres qui dansent

J’avais, qu’importe, les sommets
Les feus des silences ancrés aux mers infinies de la paix
Et aux oracles qui les pensent

J’avais les chanteurs les poètes
aux harmonies toujours abstraites
et les musiques emparées

J’avais Verdi et son Aïde
Qui me venait comme une autre Alaïde
Toujours aux porches du silence
où vient résonner l’évidence
de l’Amour

J’avais là — je savais — la source et la semence
La voûte des échos où les rêves commencent
Et j’ai rêvé les vents, j’ai rêvé sur la Terre
Les chants et les chemins animés et sincères

Et l’idée m’en revint
comme revient la mer

Que les coeurs seront pleins
et les âmes sont prêtes

Les chants se lèveront
et sera sur la Terre
l’Humanité des cieux qui tant la désirèrent

* * *

Lors s’en retourneront les anges à leurs sphères
L’oeil dans l’eau de l’espace
Et l’aube dans la tête

Mais ce n’est qu’une idée
comme il en vient aux fous, aux mendiants, aux poètes…

Il était par le monde vaste des rivages accessibles, des idées et des âmes éprises,
que nulle forme ne garda. Il était, il est et sera. Changeantes destinées se suivent.
Mais le ciel te ressemblera…

Étienne Parizot
Physicien & poète

Photo de Natacha Quester-Séméon, Leica M7, memoire-vive.org

De la Tranparence et de l’Opacité


Plus que nulle autre la chair verbale est à la recherche de la transparence, car la nature des mot-dits est d’être opaque.
Si les mots étaient aussi clairs que le sentiment perçu, tout langage serait poésie.

Que de fois, pour ne pas dire chaque fois, les mots ne se souviennent pas de la transparence. Opaques ils sont, flous, dans le meilleur des cas, ils restent. La chair verbale, donc, comme toute chair, est vouée à l’enveloppement, étoffe de l’esprit, comme si celui-ci avait aussi besoin de se cacher là même où il se manifeste.

Le parler vrai est une incessante queste jamais tout à fait aboutie. Écrire devient cri, impuissant à dire le sentiment. Même la parole poétique reste interdite face à elle-même. Elle se constate à la fois si loin et si près du sentiment perçu, vécu, qu’elle ne rêve en réalité que du silence. Mais il nous faut communiquer, échanger, dire pour être, dire pour se sentir exister…

Tout ce que je dis, écris, n’est pas vrai. Je le sais, et pourtant… Je ne puis me taire, ou bien je ne puis me résoudre à me taire. Tout ce que je dis ou puis dire a déjà été dit. Rien de nouveau, rien… Cela n’empêche, je suis toujours dans l’espérance de la transparence, dans le fol désir d’être juste de voix et d’écriture…

Tout a déjà été dit et écrit. Que dis-je ? Il se peut que rien n’ait encore été dit ni écrit, sinon d’où viendrait cette insatisfaction profonde et triste, cette incompréhension de la chair verbale, de toute chair qui m’enveloppe ?

Tatiana F.

« Elle ne hurle, ni ne murmure : elle se tait ».

Nietzsche