Que le poète vole à corps perdu à travers son néant, se meut extralucidement à l’intérieur de lui-même jusqu’à ce que, sortant de son moi, il atteigne la vacuité créatrice, vide anonyme d’où jaillit la poèsie.
Je ne suis rien Jamais je ne serai rien.
Je ne puis vouloir être rien.
Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.
Que nous dit Fernando Pessoa ? Ce que personne ne nous dit.
« Enfant, j’avais déjà tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’avaient jamais existé – (je ne sais pas bien entendu s’ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas »)
Il nous dit qu’il y a une fêlure en lui, et si on ne comprend pas ce que fêlure veut dire il faut passer … Passe, oiseau passe …
Il nous dit la simplicité de ce qui est ; les choses sont les choses, qui sont les choses. Il nous dit que c’est avec une simplicité comparable qu’on a la chance d’accéder à la simplicité première. » Il nous dit que « comme l’essence de la pensée n’est pas d’être dite, mais d’être pensée,/Ainsi l’essence de la réalité c’est d’exister, et non d’être pensée,/Ainsi tout ce qui existe, tout bonnement existe.
[…] « tout sentir de toutes les manières, et n’être à la fin rien d’autre que l’intelligence de tout – quand l’homme s’élève à un tel sommet, il est libre comme sur tous les sommets, seul comme sur tous les sommets, uni au ciel, auquel il n’est jamais uni, comme sur tous les sommets. »
Passe, oiseau passe, et enseigne-moi à passer…
FERNANDO PESSOA (Personne, en français, et c’est son vrai nom !)
Et il pratiqua toute sa vie l’effacement de soi…
Extraits:
Le Gardeur de troupeaux
Rien ne m’attache à rien.
J’ai envie de cinquante choses en même temps.
Avec une angoisse de faim chamelle
j’aspire à un je ne sais quoi –
de façon bien définie à l’indéfini…
Je dors inquiet, je vis dans l’état de rêve anxieux
du dormeur inquiet, qui rêve à demi.
On a fermé sur moi toutes les portes abstraites et nécessaires,
on a tiré les rideaux de toutes les hypothèses que j’aurais pu voir dans la rue,
il n’y a pas, dans celle que j’ai trouvée, le numéro qu’on m’avait indiqué.
Je me suis éveillé à la même vie pour laquelle je m’étais endormi.
Il n’est jusqu’aux armées que j’avais vues en songe qui n’aient été mises en déroute.
Il n’est jusqu’à mes songes qui ne se soient sentis faux dans l’instant où ils étaient rêvés.
Il n’est jusqu’à la vie de mes voeux – même cette vie-là – dont je ne sois saturé.
Je comprends par à-coups ; j’écris dans les entre-deux de la lassitude,
et c’est le spleen du spleen qui me rejette sur la grève.
Je ne sais quel avenir ou quel destin relève de mon angoisse sans gouvernail ;
je ne sais quelles îles de l’impossible Sud attendent mon naufrage,
ou quelles palmeraies de littérature me donneront au moins un vers.
Non, je ne sais rien de cela, ni d’autre chose, ni de rien…
et, au fond de mon esprit, où rêve ce que j’ai rêvé,
dans les champs ultimes de l’âme, où sans cause je me remémore
(et le passé est un brouillard naturel de larmes fausses),
par les chemins et les pistes des forêts lointaines
où je me suis imaginé présent,
s’enfuient taillées en pièces, derniers vestiges
de l’illusion finale, mes armées de songe, défaites sans avoir été,
mes cohortes incréées, en Dieu démantelées.
Je te revois encore,
ville de mon enfance épouvantablement perdue,
ville triste et joyeuse, où je rêve une fois encore…
Moi ? mais suis-je le même que celui qui vécut ici, avant d’y retourner,
d’y retourner, d’y revenir,
d’y revenir, et d’encore y retourner ?
Ou bien sommes-nous tous les Moi que je fus ici ou qui furent
une série de comptes-êtres liés par un fil-mémoire,
une série de rêves faits par moi de quelqu’un à moi extérieur ?
Je te revois encore
d’un coeur plus lointain et d’une âme moins à moi.
Je te revois encore – Lisbonne et Tage -,
avec le reste passant inane de toi et de moi-même,
étranger ici comme partout,
accidentel dans ma vie comme dans mon âme,
phantasme errant à travers des chambres de souvenirs,
au bruit des rats et des planches qui grincent
dans le château maudit de la vie qu’il faut vivre…
Je te revois encore,
ombre qui passe à travers des ombres, et qui brille
un instant d’une lumière funèbre et inconnue,
et qui entre dans la nuit ainsi que se perd le sillage d’un navire
dans l’eau que l’on cesse d’entendre…
Je te revois encore, mais moi, hélas, je ne me revois pas !
Il s’est brisé, le miroir magique où je me revoyais identique,
et en chaque fragment fatidique je ne vois qu’une parcelle de moi.
une parcelle de toi et de moi !…
Le gardeur de troupeaux
Jamais je n’ai gardé de troupeaux
mais c’est tout comme si j’en gardais
Mon âme est semblable à un pasteur,
elle connaît le vent et le soleil
et elle va la main dans la main avec les Saisons
suivant sa route et l’œil ouvert
Toute la paix d’une nature dépeuplée
auprès de moi vient s’asseoir
Mais je suis triste ainsi qu’un coucher de soleil
est triste selon notre imagination
quand le temps fraîchit au fond de la plaine
et que l’on sent la nuit entrer
comme un papillon par la fenêtre
Mais ma tristesse est apaisement
parce qu’elle est naturelle et juste
et c’est ce qu’il doit y avoir dans l’âme
lorsqu’elle pense qu’elle existe
et que des mains cueillent des fleurs à son insu
D’un simple bruit de sonnailles
par-delà le tournant du chemin
mes pensées tiennent leur contentement.
Mon seul regret est de les savoir contentes,
car si je ne le savais pas
au lieu d’être contentes et tristes,
elles seraient joyeuses et contentes
Penser dérange comme de marcher sous la pluie
lorsque s’enfle le vent et qu’il semble pleuvoir plus fort
Je n’ai ni ambition ni désirs.
Être poète n’est pas une ambition que j’ai,
c’est ma manière à moi d’être seul.
Et s’il m’advient parfois de désirer
par imagination pure, être un petit agneau
(ou encore le troupeau tout entier
pour m’éparpiller sur toute la pente
et me sentir mille choses heureuses à la fois)
c’est uniquement parce que j’éprouve ce que j’écris au
coucher du soleil,
ou lorsqu’un nuage passe la main par-dessus la lumière
et que l’herbe est parcourue des ondes du silence.
Lorsque je m’assieds pour écrire des vers,
ou bien, me promenant par les chemins et les sentiers,
lorsque j’écris des vers sur un papier immatériel,
je me sens une houlette à la main
et je vois ma propre silhouette
à la crête d’une colline,
regardant mon troupeau et voyant mes idées,
ou regardant mes idées et voyant mon troupeau
et souriant vaguement comme qui ne comprend ce qu’on dit
et veut faire mine de comprendre.
Je salue tous ceux qui d’aventure me liront,
leur tirant un grand coup de chapeau
lorsqu’ils me voient au seuil de ma maison
dès que la diligence apparaît à la crête de la colline
Je les salue et je leur souhaite du soleil,
et de la pluie, quand c’est de la pluie qu’il leur faut,
et que leurs maisons possèdent
auprès d’une fenêtre ouverte
un siège de prédilection
où ils puissent s’asseoir, lisant mes vers.
Et qu’en lisant mes vers, ils pensent
que je suis une chose naturelle-
par exemple, le vieil arbre
à l’ombre duquel, encore enfants
ils se laissaient choir, las de jouer,
en essuyant la sueur de leur front brûlant
avec la manche de leur tablier à rayures.
(extrait de Le Gardeur de troupeaux d’ Alberto Caeiro)
Èditions Unes, 1986, traduit du Portugais par Rémy Hourcade et Jean-Louis Giovannoni.