Beatrice regardait en haut, et moi je regardais en elle

Hommage au Féminin Créateur

Quelle que ce soit la doctrine philosophique à laquelle on adhère, on constate, dés que l’on spécule sur l’origine et la cause, l’antériorité et la présence du Féminin.

Parfois, d’une façon soudaine, une Présence surgit à l’improviste. Les yeux sensibles ne distinguent aucune forme. Le regard intérieur ne découvre que l’espace privilégié qui contient un corps « invisible ».
Néanmoins son évidence éclate dans l’immobilité perçue comme l’apogée d’une infinité de mouvements. Oui ! c’est bien ELLE, la tourbillonnante, celle qui fait chanter les pierres et danser les atomes.

De l’incandescence de l’idée, une flamme jaillit jusqu’à la conscience.

La parole, ensevelie par le silence, ressurgit en chair verbale qui respire des arias tournoyants défaisant les voiles diaphanes qui entourent la flamme !

Ô jour, lève-toi, les atomes dansent !

Interdit, le poète voit apparaitre la plus étonnante des transfigurations que sa tentative poétique ait jamais accomplie : l’idéé s’est déliée en femme. Et il contemple dans cette femme archétypale « la Beauté éternelle qui est inspiratrice et objet de tout amour, et il la regarde, dans sa nature essentielle, comme étant par excellence le médium par lequel la Béauté incréée se révèle et exerce son activité créatrice. »* La chair s’est idéalisée et l’idée s’est revêtue de chair. L’âme a pris corps dans le poème. L’une est l’autre !

La femme est le Rayon de la Lumière divine.
Ce n’est point l’être que le désir des sens prend pour objet.
Elle est Créateur, faudrait-il dire.
Ce n’est pas une créature.**

Le titre du billet : Dante, chant 2, La Divine comédie
*Ibn el Arabi- Fösus in Imagination Créatrice dans le soufisme D’Ibn Arabî, Henri Corbin, Flammarion, page 143
**Jalâloddin Rûmî, Mathnaawi, livre 1
Peinture: Della Primavera di Sandro Botticelli,
Mille merci à Maurice Scève.

Le cœur apatride chemine dans la brume

Coeur de brume

Normandie

Une brume très fine et très froide se réduisait en gouttes d’eau et voilait le paysage. Les arbres pleuraient la lumière.
Tout ou presque rêve… Mais, n’est-ce pas de savoir l’irréalité d’un rêve qui le fait s’évanouir, Rainer ?

« Joue-t-il toujours déguisé ? », demandait quelqu’un au sujet de Charlot. Mais ce n’est pas Charlot ni don Quichotte qui jouent déguisés, ce sont les autres… tous les autres !

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », demanda le spectre aux contours de brume.

« Pour parvenir à leurs fins, les hommes ont bien des moyens, dont le meilleur est le bluff », répondit la brume devenue lumineuse. « Le bluff régit toutes les relations humaines. Il y en a même qui font du bluff à l’envers. Ce qui me semble le plus curieux à noter, dit-elle, c’est le besoin qu’ont les hommes de se sentir supérieurs. Dans la nature seuls les animaux qui ont peur se cachent, et ils se cachent parce qu’ils ont peur. Chez les hommes il en va tout autrement : seuls les hommes qui ont peur attaquent, et ils attaquent parce qu’ils sont faibles. C’est le bluff à l’envers. »

« Il se pourrait que l’homme occidental, las de sa mortelle condition, ne trouve plus que le bluff pour sauver son semblant de vie », proposai-je. « Que la pensée que nous sommes condamnés à mourir, malgré toute notre opulence, nous fasse perdre coeur, et que l’obligation de faire semblant en accomplissant des tâches absurdes pour gagner notre vie en la perdant nous révolte ? Et que poussés à l’extrême, ces sentiments conduisent au cynisme, au nihilisme, au dénigrement, à la cruelle indifférence ? »

« Tout ce que nous venons de dire n’est qu’en partie exact », répondit la goutte d’eau resplendissante au coeur de la brume…

Ils m’ont appelé l’Obscur, et mon propos était de mer.
L’Année dont moi je parle est la plus grande Année; la Mer où j’interroge est la plus grande Mer.
Révérence à ta rive, démence, ô Mer majeure du désir…
La condition terrestre est misérable, mais mon avoir immense sur les mers, et mon profit incalculable aux tables d’outre-mer.

Un soir ensemencé d’espèces lumineuses
Nous tient au bord des grandes Eaux comme au bord de son antre la Mangeuse de mauves,
Celle que les vieux Pilotes en robe de peau blanche
Et leurs grands hommes de fortune porteurs d’armures et d’écrits, aux approches de roc noir illustré de rotondes, ont coutume de saluer d’une ovation pieuse.

Vous suivrai-je, Comptables ! et vous Maîtres du nombre !
Divinités furtives et fourbes, plus que n’est, avant l’aube, la piraterie de mer ?
Les agioteurs de mer s’engagent avec bonheur
Dans les spéculations lointaines : les postes s’ouvrent, innombrables, au feu des lignes verticales…
Plus que l’Année appelée héliaque en ses mille et milliers
De millénaires ouverte, la Mer totale m’environne. L’abîme infâme m’est délice, et l’immersion, divine.
Et l’étoile apatride chemine dans les hauteurs du Siècle vert,
Et ma prérogative sur les mers est de rêver pour vous ce rêve du réel… Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat.

Saint-John Perse, Du Maître d’astres et de navigations (extrait), Amers [1957], Gallimard, Collection Poésie, 2004, p. 36.

Photo – Natacha Quester-Sémeon

N’importe quoi…

Quand je dis que je ne sais Rien, je ne veux pas simplement dire que « je » ne sais Rien par rapport à D.ieu, la place de l’homme dans l’univers, le monde, moi-même, la Création, la Relativité Restreinte… Non ! Ce que je veux signifier, c’est que « je » ne sais RIEN à propos de tout.

Et ceci doit être pris littéralement: « Je » ne sais rien de rien de tout !

Et je vais peut-être aggraver mon cas, en affirmant que « je » ne souhaite pas non plus savoir… Être suffit à l’être, être là au gré du souffle, se laisser emporter par le vent, n’importe quand, n’importe où… Et ainsi, sans comment ni pourquoi, poursuivre la route de la Vie, le front serein, sans honte de raconter cette ignorance foncière, ni l’état de profonde idiotie dans lequel « je suis » est plongé. Ah, la Paix qui arrive quand « je » sais que « je » ne sais pas et que « je » ne souhaite pas savoir…

Est-ce parce que « j’ai su » ? Comment le saurais-je, puisque « je » ne sais rien ? « Je suis » est dans l’instant, fille de l’instant, et comme « je » suis trop idiote pour penser, et a fortiori pour réfléchir – ô merveille ! – tout est redevenu simple, parce que spontané. « Je » suis là où « je » suis ! Et comme le non savoir ne peut pas du tout être exprimé, par le simple fait qu’il n’y a Rien à dire, il n’y a Rien à comprendre non plus…
Ce ne sont là que divagations et vagabondages issues d’une fol’ dualitude.

t.

Je me contredis ?
Très bien, alors…
Je me contredis ;
Je suis vaste, et je contiens des multitudes.

Walt Whitman

Comète Hale-Bopp – Nasa

Point de rencontre

La vie, c’est l’art des rencontres et la plus belle des rencontres est celle avec soi-même. Comme chacun sait, ce qui nous est véritablement important, nous le gardons toujours pour nous-mêmes, en nous mêmes. Non pas par désir de secret, mais parce que dans l’espace intérieur au cœur de l’intime, il n’y a pas de place pour un autre que Soi. C’est ainsi ! Ce que j’aime par dessus tout, c’est l’infinie détente de cette rencontre, car l’abandon est total. Nulle part le souffle est plus vaste, plus confiant, plus profond. Comme nul ne se connaît mieux que soi même, pas besoin de parler non plus. Les échanges se font donc en silence. Aucune distance ne séparant soi de soi-même, il n’y a pas de chemin à emprunter, pas d’épuisement dû au voyage. C’est le plus beau des rendez-vous. Nul besoin de se déplacer, surtout pas ! Il faut juste demander au temps de suspendre son vol, et se tourner vers soi-même en prenant bien soin de s’envelopper dans ses propres bras. Un point, c’est tout…

t.

Illustration : Tommer Peterson

Éloge de la fragilité

La fragilité fait partie de notre essence, et l’on pourrait dire qu’elle est notre essence !

Nous devons préserver notre fragilité, comme nous devons préserver le subtil et l’inutile. Inutile dans le sens de gratuit, sans valeur marchande.
Dans un monde où nous n’existons que masqués, la solidité des masques dont nous revêtons nos « non visages » nous donnent la fausse impression que nous sommes incassables, invulnérables.

Nous imaginant hors de toute atteinte, nous nous lançons dans la compétition où règne une loi du plus fort que nous avons nous-mêmes décrétée. Les grimaces de dégoût ou de douleur transparaissent néanmoins dans l’amertume de nos regards troublés, mais nous les dérobons aux autres, dans un refus absurde de reconnaître la réalité de notre condition. Nous nous sommes nous-mêmes enfermés dans un jeux de rôles, et nous passons notre existence à jouer les forts et les tout puissants. Mais personne n’est dupe de soi. Chacun revêt son masque de parade tandis que des larmes de détresse jaillissent à l’intérieur. Mais il ne faut surtout pas faire acte de fragilité, pensons-nous, et pour cela il faut être le premier à blesser l’autre, et le cas échéant achever la bête humaine, ce visage ou plutôt ce masque menaçant qui nous fait face ! L’achever avant que notre faiblesse transparaisse et que la peur ne se lise dans notre propre regard !!! Derrière les masques se cache toujours la frayeur, raide et froide : la frayeur d’être démasqué.

Que de l’esbroufe, donc ! Comme au poker… Sauf que la vie n’est pas un jeu où ceux qui bluffent le mieux, qui font illusion plus longtemps, gagnent un peu plus de temps à vivre. La vie, c’est l’art de l’adaptation, et sa force vient de sa fragilité même. Aussi ne faut-il pas confondre fragilité et faiblesse. La vie (l’essence) est fragile parce que délicate, douce, subtile. Nulle résistance, nulle rigidité : elle est souple comme le vent, elle épouse toute forme. En Elle est la véritable Force.

Les rapports de force, la compétition, sont inhumains. La fragilité, la souplesse et la coopération sont le propre de l’existence humaine. Accepter sa fragilité, c’est accepter d’être soi-même en vérité, en essence.

Fragiles, sensibles, éphémères, nous le sommes tous autant que nous sommes, même si nous l’oublions, même si nous n’avons pas la force de l’admettre…

Bienheureux donc les dénudés, les doux gracieux et fragiles, qui s’émerveillent sans cesse de s’émerveiller encore. Pleins de grâce et de délicatesse, par leur seule présence la bonté subsiste (encore) dans ce monde de la force brute.

t.

Photo : Don Quichotte – Picasso

[MàJ] Note : Inclinaison reconnaissante au « vieux nourrisson* » qui m’a (presque) tout appris de la Vraie Vie :

Partout et toujours, c’est le mou qui use le dur. Le non-être pénètre même là où il n’y a pas de fissure. Je conclus de là l’efficacité du non-agir. En ce monde, rien de plus souple et de plus faible que l’eau; cependant aucun être quelque fort et puissant qu’il soit, ne résiste longtemps à son action. Les vagues de l’océan viennent à bout des falaises les plus dures; et pourtant, nul ne peut se passer d’eau.

De même, l’homme qui vient de naître est souple et faible. Quand il devient fort, solide, raide, la mort le gagne… Celui qui est fort et puissant est marqué par le mort, celui qui est faible et flexible est marqué par la vie. Est-il assez clair que la faiblesse vaut mieux que la force et que la souplesse prime la raideur?

Lao Tseu
Extrait – TAO TEI KING

* « Lao » et « Tseu » signifient respectivement « vieux » et « nourrisson ».