Égarés, perdus, étrangers à eux-mêmes (et aux autres !), certains hommes aujourd’hui n’ont plus le moindre repère… mais hélas ils n’en cherchent pas non plus, certains qu’ils sont d’être parfaitement établis dans la réalité indiscutable, ayant trouvé le repère ultime, le bon, le seul, l’unique : le manichéisme. Non pas le manichéisme ontologique, médité et argumenté, enseigné par Mani, qui invitait ses adeptes à surmonter le royaume des ténèbres par l’accroissement de l’intensité de la lumière. Leur manichéisme à eux, celui qui exclut, qui décrète qu’il y a les hommes de bien d’un côté et les hommes du mal de l’autre, n’a rien à voir avec celui de Mani qui préconise la douceur, la bienveillance, et de ne pas s’opposer au mal en se croyant hors du mal, mais au contraire en se reconnaissant aussi en lui, et lui en nous, en acceptant sa réalité et sa prise sur nous-même afin de le transformer, le rédimer. Une proposition toute Christique, donc, car ce qui s’esquisse là c’est déjà l’Amour comme rédempteur de l’espèce humaine !
Mais je n’ai pas l’âme métaphysique, cette nuit… J’ai plutôt l’âme d’un oiseau blessé par le refus de ses congénères à prendre leur envol (on voit tellement plus clair d’en haut !), et qui leur demande sans cesse : « Pourquoi ne voles-tu pas ? Quel est donc le poids qui t’empêche de voler avec moi ? Qui t’oblige à rester inerte sur la Terre ? »*
Face à cette déferlante « manichéiste » qui souffle un peu partout, notamment autour de ce fameux conflit israélo-palestinien, face à cette vague incontrôlée qui procure à tous ceux dont elle s’empare une si bonne conscience et l’absolue conviction de détenir la Vérité, d’agir en détenteurs et représentants exclusifs du Bien en défendant à cor et à cri non pas les palestiniens, mais le Hamas (comme si sa Charte n’était pas suffisamment éloquente sur le projet de société qui est le sien), contre un Axe du Mal Absolu incarné par les juifs (comme s’ils ne souffraient pas aussi, soit dit en passant, de cette situation terrible), face à cette certitude indiscutable que « les juifs » ne poursuivent qu’un seul but, celui de tuer, de massacrer, d’exterminer gratuitement des innocents, par simple application de leur nature foncièrement inhumaine, face à tout cela, c’est un fait, l’humain en moi est effrayé, terriblement effrayé !
Non pas pour « moi », mais pour la Bonté Humaine, la Bienveillance Humaine, la Fraternité Humaine, la Vie !
Quelle réponse proposer, quel argument apporter aux Gens du Bien, à tous ceux qui ne doutent pas un seul instant d’être les détenteurs de la vérité, du jugement juste, du bien ? Que dire aux bons, aux toujours bons, immobiles dans leur certitude et tellement satisfaits de ce confortable manichéisme, citoyens d’un monde où l’opinion dicte la vérité aux faits, et pour qui l’univers se divise en deux camps essentiellement inconciliables ? Dans un tel monde, ceux qui n’agissent pas guidés par la seule émotion, qui cherchent et qui doutent, qui tentent de dépasser le simplisme binaire et d’analyser les enjeux et les valeurs défendues par les uns et les autres, tout en tenant compte des conditions locales spécifiques, ceux-là sont considérés d’office comme ennemis de l’humanité, incapables de compassion et réfractaires à la justice et à l’évidence du Bien.
Il est vrai que ce monde de l’image et du zapping dans lequel nous vivons prédispose davantage à la propagande émotionnelle qu’à la réflexion. Quand le « choc des photos » tient lieu d’argument, le discours s’arrête. Mais la justice et la raison s’en trouvent-elles nécessairement renforcées ? Et la recherche des responsabilités, nécessairement partagées et mutuelles, s’en trouve-t-elle facilitée ?
Et les souffrances des êtres humains engendrées par la guerre dédouanent-elles nécessairement ceux qui les dirigent de toute faute et de toute responsabilité, et doivent-elles faire oublier la teneur des idées qu’ils promeuvent ?
Le monde est en guerre, le monde souffre, partout (ou presque), les crises se propagent, s’amplifient et se multiplient. Ce n’est pas le moment d’abdiquer de notre intelligence, de notre raison et de l’universalité de notre humanisme !
Il semble hélas qu’en France, lorsqu’il s’agit de la Palestine, la mesure fasse systématiquement défaut. Pourquoi ?
Est-ce parce que regarder en face ce que le Hamas projette, et risquer d’y voir la négation de tout ce que le siècle des lumières nous a légué, remettrait en cause trop de certitudes et de vérités automatiques ? Est-ce parce qu’il est tout de même difficile d’accepter de trahir ouvertement le meilleur de nous-même, et qu’il est dès lors plus aisé, pour continuer à penser de façon binaire, d’occulter la réalité du Hamas ?
Est-ce parce qu’il est devenu inconvenant et presque scandaleux de dire que, même si Israël aussi a tort, comme tous et comme chacun, il lui arrive aussi d’avoir raison et de mener un combat qui, sur le fond, est utile aux valeurs universelles ?
S’il est un message qu’il me paraisse important de faire passer, en cette circonstance comme en de nombreuses autres, c’est que rien n’est plus dangereux, humainement parlant, que de se considérer comme détenteur de la vérité, comme représentant du bien et de la justice. Il n’y a pas, sur cette Terre, de lumière sans ténèbres. Il n’y a pas d’innocents absolus, ni de coupables absolus. Chercher ce qui nous unit plutôt que, systématiquement, ce qui nous divise : telle est à mon avis la seule solution qui nous reste pour que demain existe encore.
Humainement, donc imparfaitement vôtre,
t.0 ????
« *Ainsi parlait Zarathoustra
Sinfonia concertante by Mozart, Oistrakh David and Igor Movt 1
Dialogue. L’alto répond au violon.