
Normandie
Une brume très fine et très froide se réduisait en gouttes d’eau et voilait le paysage. Les arbres pleuraient la lumière.
Tout ou presque rêve… Mais, n’est-ce pas de savoir l’irréalité d’un rêve qui le fait s’évanouir, Rainer ?
« Joue-t-il toujours déguisé ? », demandait quelqu’un au sujet de Charlot. Mais ce n’est pas Charlot ni don Quichotte qui jouent déguisés, ce sont les autres… tous les autres !
« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », demanda le spectre aux contours de brume.
« Pour parvenir à leurs fins, les hommes ont bien des moyens, dont le meilleur est le bluff », répondit la brume devenue lumineuse. « Le bluff régit toutes les relations humaines. Il y en a même qui font du bluff à l’envers. Ce qui me semble le plus curieux à noter, dit-elle, c’est le besoin qu’ont les hommes de se sentir supérieurs. Dans la nature seuls les animaux qui ont peur se cachent, et ils se cachent parce qu’ils ont peur. Chez les hommes il en va tout autrement : seuls les hommes qui ont peur attaquent, et ils attaquent parce qu’ils sont faibles. C’est le bluff à l’envers. »
« Il se pourrait que l’homme occidental, las de sa mortelle condition, ne trouve plus que le bluff pour sauver son semblant de vie », proposai-je. « Que la pensée que nous sommes condamnés à mourir, malgré toute notre opulence, nous fasse perdre coeur, et que l’obligation de faire semblant en accomplissant des tâches absurdes pour gagner notre vie en la perdant nous révolte ? Et que poussés à l’extrême, ces sentiments conduisent au cynisme, au nihilisme, au dénigrement, à la cruelle indifférence ? »
« Tout ce que nous venons de dire n’est qu’en partie exact », répondit la goutte d’eau resplendissante au coeur de la brume…
Ils m’ont appelé l’Obscur, et mon propos était de mer.
L’Année dont moi je parle est la plus grande Année; la Mer où j’interroge est la plus grande Mer.
Révérence à ta rive, démence, ô Mer majeure du désir…
La condition terrestre est misérable, mais mon avoir immense sur les mers, et mon profit incalculable aux tables d’outre-mer.
Un soir ensemencé d’espèces lumineuses
Nous tient au bord des grandes Eaux comme au bord de son antre la Mangeuse de mauves,
Celle que les vieux Pilotes en robe de peau blanche
Et leurs grands hommes de fortune porteurs d’armures et d’écrits, aux approches de roc noir illustré de rotondes, ont coutume de saluer d’une ovation pieuse.
Vous suivrai-je, Comptables ! et vous Maîtres du nombre !
Divinités furtives et fourbes, plus que n’est, avant l’aube, la piraterie de mer ?
Les agioteurs de mer s’engagent avec bonheur
Dans les spéculations lointaines : les postes s’ouvrent, innombrables, au feu des lignes verticales…
Plus que l’Année appelée héliaque en ses mille et milliers
De millénaires ouverte, la Mer totale m’environne. L’abîme infâme m’est délice, et l’immersion, divine.
Et l’étoile apatride chemine dans les hauteurs du Siècle vert,
Et ma prérogative sur les mers est de rêver pour vous ce rêve du réel… Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat.
Saint-John Perse, Du Maître d’astres et de navigations (extrait), Amers [1957], Gallimard, Collection Poésie, 2004, p. 36.
Photo – Natacha Quester-Sémeon