Éloge de la fragilité

La fragilité fait partie de notre essence, et l’on pourrait dire qu’elle est notre essence !

Nous devons préserver notre fragilité, comme nous devons préserver le subtil et l’inutile. Inutile dans le sens de gratuit, sans valeur marchande.
Dans un monde où nous n’existons que masqués, la solidité des masques dont nous revêtons nos « non visages » nous donnent la fausse impression que nous sommes incassables, invulnérables.

Nous imaginant hors de toute atteinte, nous nous lançons dans la compétition où règne une loi du plus fort que nous avons nous-mêmes décrétée. Les grimaces de dégoût ou de douleur transparaissent néanmoins dans l’amertume de nos regards troublés, mais nous les dérobons aux autres, dans un refus absurde de reconnaître la réalité de notre condition. Nous nous sommes nous-mêmes enfermés dans un jeux de rôles, et nous passons notre existence à jouer les forts et les tout puissants. Mais personne n’est dupe de soi. Chacun revêt son masque de parade tandis que des larmes de détresse jaillissent à l’intérieur. Mais il ne faut surtout pas faire acte de fragilité, pensons-nous, et pour cela il faut être le premier à blesser l’autre, et le cas échéant achever la bête humaine, ce visage ou plutôt ce masque menaçant qui nous fait face ! L’achever avant que notre faiblesse transparaisse et que la peur ne se lise dans notre propre regard !!! Derrière les masques se cache toujours la frayeur, raide et froide : la frayeur d’être démasqué.

Que de l’esbroufe, donc ! Comme au poker… Sauf que la vie n’est pas un jeu où ceux qui bluffent le mieux, qui font illusion plus longtemps, gagnent un peu plus de temps à vivre. La vie, c’est l’art de l’adaptation, et sa force vient de sa fragilité même. Aussi ne faut-il pas confondre fragilité et faiblesse. La vie (l’essence) est fragile parce que délicate, douce, subtile. Nulle résistance, nulle rigidité : elle est souple comme le vent, elle épouse toute forme. En Elle est la véritable Force.

Les rapports de force, la compétition, sont inhumains. La fragilité, la souplesse et la coopération sont le propre de l’existence humaine. Accepter sa fragilité, c’est accepter d’être soi-même en vérité, en essence.

Fragiles, sensibles, éphémères, nous le sommes tous autant que nous sommes, même si nous l’oublions, même si nous n’avons pas la force de l’admettre…

Bienheureux donc les dénudés, les doux gracieux et fragiles, qui s’émerveillent sans cesse de s’émerveiller encore. Pleins de grâce et de délicatesse, par leur seule présence la bonté subsiste (encore) dans ce monde de la force brute.

t.

Photo : Don Quichotte – Picasso

[MàJ] Note : Inclinaison reconnaissante au « vieux nourrisson* » qui m’a (presque) tout appris de la Vraie Vie :

Partout et toujours, c’est le mou qui use le dur. Le non-être pénètre même là où il n’y a pas de fissure. Je conclus de là l’efficacité du non-agir. En ce monde, rien de plus souple et de plus faible que l’eau; cependant aucun être quelque fort et puissant qu’il soit, ne résiste longtemps à son action. Les vagues de l’océan viennent à bout des falaises les plus dures; et pourtant, nul ne peut se passer d’eau.

De même, l’homme qui vient de naître est souple et faible. Quand il devient fort, solide, raide, la mort le gagne… Celui qui est fort et puissant est marqué par le mort, celui qui est faible et flexible est marqué par la vie. Est-il assez clair que la faiblesse vaut mieux que la force et que la souplesse prime la raideur?

Lao Tseu
Extrait – TAO TEI KING

* « Lao » et « Tseu » signifient respectivement « vieux » et « nourrisson ».

Heureux les pauvres en esprit, car le royaume de la Paix est à eux

Ce que les hommes de ce monde prennent pour de l’intelligence, les hommes simples en esprit n’y voient bien souvent que folie, et par contraste, ils se considèrent eux-mêmes comme des idiots. J’ai toujours aimé ces simples en esprit, ces grands rêveurs naïfs qui ont toujours su que nous ne sommes que des passants dans ce monde, et que quoi qu’il arrive notre départ est déjà programmé. De ce fait, ils ne cherchent pas la possession d’honneurs, de richesses, et ne cherchant pas la possession, ils ne sont pas possédés !

Fils et filles de l’instant, ils naviguent dans la jungle humaine avec une crédulité qui voile pour eux la méchanceté de certains hommes. Innocents, ils sont souvent pris comme une proie facile par la meute des loups qui, même s’ils sont rassasiés, veulent encore et toujours acérer leurs griffes et se jettent avec cruauté sur ce qu’ils considèrent comme de simples instruments de jeu !

Mais l’idiotie de ces simples en esprit les empêche de tomber dans le piège de la haine et de la désolation. Ils n’ont pas besoin de pardonner, car dans leur imbécillité, ils ne se sont jamais vu offensés !

Je pense sincèrement que si cette espèce d’idiots devait disparaître du monde, l’émerveillement, la beauté, la poésie et la bonté… disparaîtraient aussi !

Alors, hommage soit rendu à tous ces pauvres en esprit, ces idiots célestes qui ne sont décidément pas de ce monde, mais qui le portent à bout d’âme sans même le savoir.

t.

Ryoanji Temple Rock Garden

Je n’ai rencontré que d’ardentes étoiles…

C’est comme si la lumière éclaboussait de feu les feuilles, pensent les arbres en leur immobile splendeur…

Saisie par l’inconnu, absorbée dans l’inconnu, il m’a fallu tout recommencer. À partir de zéro ! Vagabonde de la vacuité, je suis cendre brûlante, couleur d’opale, plongée dans un bienheureux nuage d’inconnaissance. Je ne sais rien, je découvre tout… J’apprends !
Néanmoins, le regard que je porte, je l’apporte de profondeurs presque jamais visitées. Il est vif, il est neuf, il est spontané et… naturellement malhabile.

J’apprends à nommer en écoutant le chant du vent, et nulle part je n’ai entendu musique plus douce que la sienne !

C’est l’arrivée de l’automne, me dit-on. Je me penche sur le balcon, au-dessus des ondes vertes frémissantes aux contours dorés, et j’attends avec joie d’accueillir l’automne ! Mais, qu’est-ce que l’automne ? Comment puis-je le reconnaître, puisque je ne le connais pas…
Automne : autonne, XIIIe; lat. autumnus : Saison qui succède à l’été et précède l’hiver, caractérisée par le déclin des jours, la chute des feuilles (dans le climat de la zone tempérée nord : 22/23 septembre-21 décembre).

L’automne succède à l’été et précède l’hiver !? Cela suppose que je sais l’été, que je sais l’hiver. Or, non ! Je débarque, et naturellement je ne comprends rien. Si ici l’on ne peut comprendre une chose que par rapport à une autre, c’est manifestement un monde où l’on ne navigue que du connu au connu…

Et si l’on n’a rien à quoi se rapporter, on ne comprend pas ! Est-ce bien cela ?
Jamais dans le neuf ? Mais, et l’inconnu, quand il vous visite, vous faites quoi avec ?

J’arrive et je souhaiterais apprendre de vous. Mais à partir du connu, ce n’est pas possible : je ne sais rien ! Je ne sais pas de quoi vous parlez, je ne connais pas vos mots ni vos concepts…

Je suis l’étrangère, je suis en transit, je ne suis pas de ce monde. Infiniment petite, je suis impermanente telle un nuage… Je ne connais rien d’autre que le mouvement des fougueuses étoiles aux jaillissements insaisissables…

Et si vous ne voulez pas apprendre de cela, apprenez-moi ce que vous êtes, et dans quel monde nous sommes ici.
Comment faire pour communiquer avec vous ?

t.

Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étrangère ?

– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!

Baudelaire

source de cette merveilleuse photo

Dualitude

Tu es comme si Tu n’avais créé que des métaphores et comme si Tu n’étais que par façon de parler…



J’ai contemplé Ta Beauté, et j’étais transpercé par Ta trans-apparence .

Depuis mon coeur est rempli de vide et de silence.

O perplexité !

À qui ces paroles sont-elles adressées, est-ce à Toi, est-ce à moi ?

L’espace danse, le temps danse, l’uni-vers danse.

Toutes les choses sont en mouvement parce qu’il n’existe dans l’univers que Ta Danse !

L’immobilité de l’espace n’est qu’apparente car en Toi tout danse.

Et cette danse est le voyage de l’être en Soi, de Toi en Toi.

À qui ces paroles sont-elles adressées, est-ce à Toi, est-ce à Moi ?

O Toi qui es absent là, nous T’avons trouvé ici !

t.

Tableau: John Everett Millais – 1829 – 1896

Le chemin du vent ardent

Vivre ce n’est pas un discours, vivre c’est prendre le chemin du vent. Or on ne prend le chemin du vent qu’en dansant, car c’est en dansant qu’on arrive à la nudité qui est le sauf-conduit pour la vraie vie ! Au-delà, il nous faut nous laisser guider par le son de la flûte du roseau qui, comme nous le confie Rumi, émet un son de feu et non de vent. L’ardent désir de la vraie vie nous fera in fine prendre feu et ainsi déchirer les voiles qui nous ont tenu éloignés de l’Ami, le Vrai, le Réel ! Le son de la flûte, son feu, remonte si loin en arrière dans le temps qu’il finit par transformer le temps en espace, et l’espace en lumière, et la lumière en absolue transparence.
Ecoute donc, écoute la flûte de roseau et sa plainte, car en même temps qu’elle chante la séparation, elle est le son, l’échelle musicale qui conduit à l’union…

t.

Photo:
Deux amas d’étoiles , M46 et M47, dans la constellation de la Poupe, dans Argo