Qu’importe ce qu’on peut en dire,
Je tenais à vous le dire,
Ce soir je vous remercie de vous !
Copyright photo : Berlin 25/03/2007 (Reuters)
Qu’importe ce qu’on peut en dire,
Je tenais à vous le dire,
Ce soir je vous remercie de vous !
Copyright photo : Berlin 25/03/2007 (Reuters)
NON à l’Appel des sirènes !
La faiblesse de la volonté (l’akrasie) conduit souvent à vouloir le meilleur et pourtant faire le pire. Comment donc s’assurer de rester en accord avec soi-même ?
Il convient certes de respecter un principe d’humanité et de non-cruauté, équilibrant devoir et pouvoir. Car on ne doit que ce que l’on peut, et il serait inhumain d’exiger l’impossible comme devoir, et tout autant d’interdire le nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être).
Mais il est néanmoins possible de renforcer le lien entre pensée et action : plutôt que de compter sur ses propres forces, nécessairement limitées et soumises à cette « akrasie », se donner des contrôles extérieurs à soi qui vous rappelleront le moment venu vos promesses et votre devoir (choisis et assumés par vous antérieurement).
On peut ainsi augmenter nos chances de rester fidèles et ce que l’on croît, c’est-à-dire accorder notre action à notre pensée, et ainsi préserver notre intégrité même lorsque les sirènes appellent. Pour cela, il faut compter sur l’Ami réel, le Vrai, car l’Ami est là pour ça ! N’est-il pas l’alter ego, le meilleur de nous-mêmes, qui nous rappelle au bon moment le désir de nos coeurs, nos promesses faites à nous-mêmes et notre devoir envers nous-mêmes de les accomplir ?
Livrés à nous mêmes, nos forces sont plus faibles que nous ne l’imaginons, mais heureusement l’ami est là pour nous soustraire à la fascination et nous détourner du chant des sirènes.
Allons-nous renoncer à nos engagements envers nous-mêmes et nos semblables, notre planète ? Allons-nous oublier notre promesse (donc notre devoir) d’unité ? L’union est plus forte que la division. La devise fondatrice « Liberté, égalité et fraternité » peut aussi agir comme un rappel.
Voilà pourquoi, à des moments critiques, nous rappeler les uns aux autres nos choix et nos combats de toute une vie reste le meilleur service que nous puissions rendre à la vie et à nous-mêmes.
Allons encore et toujours vers ce qui nous unit.
À vos consciences, les Amis ! (Aux urnes, citoyens !)
Humainement,
t.
Peintre de la Sirène (attribué au)
Ulysse et les sirènes (détail)
stamnos à figures rouges
Ve siècle av. J.-C.
Londres, British Museum
Hommage au juste milieu (aussi connu comme Force d’unification)
Quand l’homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est raide et fort.
Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres; quand ils meurent, ils sont secs et arides.
La raideur et la force sont les compagnes de la mort ; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vie.
J’ai l’impression que la grande Révolution des cœurs et des esprits, souhaitée depuis tellement de temps, se pointe à l’horizon. Combien de fois ai-je cheminé vers ce même horizon « nouveau » ! On ne compte plus ses appellations contrôlées : Communisme, Contre Culture, Mai 68, mouvement de libération de tout et de rien, et j’en passe… Mais chaque fois qu’on croyait s’approcher de l’horizon, il s’éloignait ! Et c’est ainsi que des générations entières se sont detournées de l’essence même de leurs rêves, de leurs aspirations. Finalement, quelle désillusion !
Mais qu’elle est salutaire, cette désillusion qui dessille nos yeux.
Pour celle que j’étais alors, feu, ardente et impétueuse, la « voie du milieu » était celle des tièdes, des timorés. Je les aimais bien (de loin), mais ne souhaitais surtout pas leur ressembler. Préjugé !
Ah, les apparences ! Qu’il a raison celui qui dit que ce n’est pas des apparences qu’il faut se méfier, mais du regard qu’on porte sur elles !
Aujourd’hui c’est une évidence qu’il est en tout un juste milieu, comme dit Horace, et que c’est cette voie du juste milieu qui nous conduira vers l’unification et la guérison de nous-mêmes et de notre planète ! Une autre évidence : elle n’est pas tiède mais chaleureuse, humaine, printanière, vivifiante !
Et que dit la Voie du Milieu ?
Elle considère la délicatesse, la souplesse, la faiblesse et la tendresse comme des valeurs fondamentales. Depuis la plus haute antiquité, toutes les traditions ont enseigné le rejet des extrêmes. Il est dit : Le Parfait a évité ces deux extrêmes ; il a trouvé le sentier du Milieu qui ouvre les yeux, engendre la connaissance et mène à la paix, la clairvoyance, l’Illumination.
Le Tao, voie du millieu par excellence, s’appuie sur ce symbole :
Nommé « le Symbole du Tout », il est divisé en deux parties égales : le Yin et le Yang. Et il symbolise non pas deux, mais trois forces.
Le Yin, ou élément doux, calme, passif, négatif, sombre.
Le Yang, élément fort, agressif, actif, positif, clair.
Et entre ces deux forces, la « Voie du Milieu », ou « Voie du sage », est la résultante de l’énergie du + et du -, le neutre entre le positif et le négatif…
Dans ce sens, le Tao symbolise la réunification de l’homme, l’unification des forces. La présence du point blanc dans la partie noire, et du point noir dans la partie blanche, montre que chaque-un des hommes a en lui un principe féminin et un principe masculin.
Bref, ce symbole nous signifie que, homme ou femme, notre comportement doit s’adapter sans cesse – à l’instar de la Vie ! – à la situation. Dans certains cas, il faut être soit « homme » – c’est-à-dire fort, agressif, compétitif (Yang) –, soit « femme » : doux, calme, coopératif (Yin).
Le tracé sinusoïdal traversant le Tao verticalement et qu’on appelle « Voie du Milieu », est le symbole de l’adaptation à la situation. Il est l’élément le plus important du Tao : la « Troisième Force.
Donc celui qui s’adapte au moment, au lieu et aux gens, est l’homme du milieu, l’homme du moment présent, le conciliateur, l’unificateur, le sage ! Et comme je l’ai dit plus haut, toutes les traditions, sans exception (laïques ou religieuses), n’ont d’autre but que l’avénement de cet Humain-à-Venir ! Celui qui nous menera vers ce qui nous unit, celui que nous conseillera non pas de renier nos divergences, mais de dialoguer. Ensemble, tous ensemble pour trouver une solution à ce qui nous divise…
Et cet homme à venir, celui que nous attendons tous, cet homme-là nous attend depuis toujours. Du dedans du dedans de nous-même il nous appelle ! Il est l’unificateur, le conciliateur, l’humain. Notre être Réel en Réalité et en Vérité !
Or, entendre l’appel, c’est y répondre « Me Voici ! »
A nous de franchir cette presque infinie distance qui nous sépare du meilleur de nous-même. Sommes-nous prêts à répondre ? Le voulons-nous ?
Entre le Oui et le Non, la réconciliation. Entre les deux, non pas la tiédeur, mais l’infinie tendresse. La beauté, la miséricorde du juste milieu ! La Paix !
t.
Notes:
Samyutta-Nikâya – Les discours groupés du Boudha
Lao Tseu ,Tao-te-King Ed. Librio
Les soufis et l’ésotérisme, Payot, Paris
Évangile selon Matthieu – Le sermon sur la montagne (chap. 5 à 7)
Île Verte ou… Jérusalem Céleste ?
C’est quand l’imagination devient principe de réalité et d’événement que l’âme prend son envol et atteint les rives d’un monde imaginal, situé entre sensible et intelligible, entre spiritualité et corporalité. Ce monde est celui de notre âme et sa matière est essentiellement spirituelle, c’est-à-dire une substance toute lumineuse, une pure luminescence en réalité ! Et comme le dit si bien notre ami Henri Corbin, c’est un monde « extérieur » et qui pourtant n’est pas le monde physique, un monde qui nous apprend que l’on peut sortir de l’espace sensible sans sortir pourtant de l’étendue ». Un monde où l’impossible s’accomplit en fait, où l’esprit prend corps, ou, mieux, où l’esprit se corporalise et le corps se spiritualise ! Un monde tellement autre qu’il ne peut être vu, ni perçu que par l’intelligence du coeur, par l’oeil du coeur… L’Île Verte est située à l’extrême nord céleste de ce monde : c’est un « paradis hyperboréen » , où séjournent aussi bien le Simorgh et le Phénix, la Colombe d’or, la licorne et les anges éperdus d’amour ! Pour aborder cette terre où tous nos voeux s’accomplissent, il faut, comme nous y invite l’Ami, redevenir « comme » des petits enfants, faute de quoi l’abordage reste impossible ! Il y a tant à dire sur cette « Terre Céleste » que le dire devient une quasi impossibilité, un « trop dire » en vérité ! Monde suprasensible, au-delà de la gamme des sons et de la portée de la lumière visible, il n’existe pas de mots pour le décrire. Je vous donne en gage d’amitié une piste : écoutez attentivement la plainte de la flûte du roseau et suivez le son de la fondamentale qu’elle émet. Arrivés à l’extrême nord géographique, prenez le chemin de l’étoile polaire en vous abandonnant dans les bras du vent : vous y arriverez certainement car le vent connaît le chemin ! Si tel est le désir de votre coeur…
t.
La plainte de la flûte de roseau
Écoute la flûte de roseau et sa plainte, comme elle chante la séparation : on m’a coupée de la jonchaie, et dès lors ma lamentation fait gémir l’homme et la femme. J’appelle un coeur que déchire la séparation pour lui révéler la douleur du désir. Tout être qui demeure loin de sa source aspire au temps où il lui sera uni.
Feu et non vent, tel est le son de la flûte.
Périsse qui n’a point cette flamme…
Rûmi, traduction Eva de Vitrey-Meyerovitch (extrait)
Lire : Terre Céleste et corps de ressurection, Henri Corbin, Buchet/Castel, 1960
Sénèque ou quelques certitudes dans une époque de doute…
La plus grand obstacle de la vie est l’attente, qui espère demain et néglige aujourd’hui.
De la brièveté de la vie (extrait )
Pourquoi nous plaindre de la nature? Elle nous a bien traités: la vie est longue si on sait en user. Mais l’un est prisonnier d’une insatiable avidité, l’autre absorbé par une application laborieuse à d’inutiles travaux; l’un est gorgé de vin, l’autre abruti par l’indolence; l’un est miné par une ambition toujours suspendue au jugement d’autrui, l’autre entraîné par la passion du commerce sur terre et sur mer dans l’espoir de s’enrichir. Il y a ceux que tourmente une folie belliqueuse, incapables de ne pas s’inquiéter des périls que courent les autres ou eux-mêmes; ceux qu’un triste esprit courtisan consume dans une servitude volontaire. Beaucoup sont captifs d’une aspiration à posséder la beauté d’autrui ou du soin de la leur. La plupart ne recherchent rien de précis, et une légèreté vagabonde, inconstante, vite lassée, les jette sans cesse vers de nouveaux desseins; ils ne savent où diriger leur course et le destin les surprend inactifs et bâillants. C’est au point que je n’hésite pas à prendre à mon compte cette phrase prononcée comme un oracle par le plus grand des poètes: «La partie de la vie que nous vivons est courte.» Tout le reste n’est pas de la vie, c’est du temps.
Les vices pressent, encerclent de toutes parts, ils interdisent de se redresser ou de lever les yeux pour distinguer le vrai. Ils engloutissent, submergent dans la passion, jamais on ne peut revenir à soi. Si parfois on trouve quelque tranquillité, comme au large où demeure, même la tempête passée, un peu d’agitation, on flotte et jamais on ne trouve de loisir à l’égard de ses passions.
Crois-tu que je dise tout cela des gens qui avouent leurs maux? Regarde ceux qui font accourir les autres par l’image de bonheur qu’ils donnent: ils sont étouffés par leurs biens. Que leurs richesses sont pesantes à certains! A combien d’autres leur éloquence et le besoin de faire chaque jour parade de leur profondeur d’esprit ne font-ils pas cracher le sang! Combien s’étiolent dans de continuelles voluptés! A combien une foule de clients qui les harcèlent ne laisse-t-elle aucun répit! Bref, examine-les tous du haut en bas: celui-ci réclame justice, celui-là l’assiste, un tel est accusé, tel autre défenseur, personne ne revendique d’être laissé en paix avec soi-même, nous nous consumons les uns les autres. Informe-toi de ceux dont on apprend à connaître les noms, et tu verras qu’on les reconnaît à ceci: celui-ci est sous la sujétion d’un tel, celui-là d’un autre; personne ne s’appartient.
Puisqu’il en est ainsi, qu’y a-t-il de plus insensé que l’indignation de certaines gens? Ils se plaignent de la morgue de leurs supérieurs qui n’ont pas le temps de leur accorder une audience; on ose se plaindre de l’orgueil de l’autre quand on n’a jamais de loisir pour soi-même! Pourtant, cet autre, qui que tu sois, t’a peut-être regardé parfois d’un air insolent, mais il t’a regardé, il a prêté l’oreille à tes paroles, il t’a admis à ses côtés: toi, tu n’as jamais daigné te regarder ni t’écouter toi-même. Tu n’as donc pas à te faire gloire des devoirs rendus à quiconque; si tu les as rendus, ce n’était pas parce que tu voulais être avec un autre, c’était parce que tu ne pouvais être avec toi.
Les plus grands génies ont beau tomber d’accord sur l’aveuglement de la nature humaine, ils ne s’en étonneront jamais assez. On ne laisse personne empiéter sur ses domaines; au moindre désaccord au sujet de leurs limites on court se saisir d’armes et de pierres, mais on laisse les autres empiéter sur sa vie; bien mieux, on fait entrer soi-même ceux qui vont en devenir les accapareurs. On ne trouvera personne qui veuille partager son argent, mais entre combien de gens chacun distribue-t-il sa vie? On est circonspect quand on veut préserver son patrimoine, et en même temps, s’il s’agit de jeter au vent son temps, le seul bien dont il serait honorable d’être avare, quelle prodigalité! Il serait donc juste de prendre à partie quelqu’un dans la foule des vieillards et de lui dire: «Nous te voyons arrivé à l’extrême limite de la vie, tu portes sur tes épaules cent ans ou davantage. Allons, reviens en arrière, fais le compte de ton existence. Calcule combien de temps t’ont pris créanciers, maîtresses, rois ou clients, querelles conjugales; combien le châtiment des esclaves, les allées et venues à travers la ville pour des mondanités; ajoute les maladies que l’on s’invente, ajoute encore le temps inemployé: tu verras que tu as moins d’années que tu n’en comptes. Rappelle-toi les occasions où tu t’en es tenu à ta décision, quel jour s’est passé comme tu l’avais résolu, quand tu as disposé de toi-même, quand ton visage est resté impassible, ton âme intrépide, ce que tu as accompli au cours d’une si longue existence, combien de gens ont dilapidé ta vie sans que tu t’aperçoives de ce que tu perdais, tout ce que t’ont soustrait vaines douleurs, sottes allégresses, avide cupidité, flatteries du bavardage, et vois combien il te reste peu de ce qui t’a appartenu: tu comprendras que tu meurs avant d’avoir atteint la maturité.»
Quelle en est la raison? Vous vivez comme si vous étiez destinés à vivre toujours, jamais vous ne prenez conscience de votre fragilité, vous ne faites pas attention à tout ce temps déjà passé. Vous dissipez comme si vous aviez des ressources inépuisables, alors que peut-être ce jour que vous consacrez à tel homme ou à telle occupation est le dernier. Habités par toutes les craintes propres à un mortel, vous avez en même temps tous les désirs d’un immortel. Tu entendras la plupart des gens déclarer: «A cinquante ans je m’éloignerai des affaires, à soixante je me démettrai de toutes mes fonctions.» Et qui t’a garanti que ta vie durera au-delà de cela? Qui admettra que le sort s’accorde à tes plans? N’as-tu pas honte de te réserver le reste de ta vie et de destiner aux progrès de ton âme le temps seulement où tu ne seras plus bon à autre chose? N’est-ce pas bien tard de commencer à vivre au moment où il faut cesser? Comme la nature humaine est sottement insouciante lorsqu’elle repousse à cinquante ou soixante ans les saines résolutions et prétend commencer à vivre à un âge auquel peu sont parvenus! […]
Tu te demandes peut-être ce que j’appelle les gens absorbés? Ne crois pas que je désigne par ce terme uniquement ceux qu’on ne peut faire sortir de la basilique qu’en lâchant les chiens ou qui se laissent écraser fièrement par la foule de leurs clients ou misérablement parmi ceux des autres, ni ceux que leurs obligations arrachent de leur maison et qui vont se presser à la porte d’autrui, ni ceux chez qui la lance du prêteur excite la convoitise d’un profit infâme qui un jour ou l’autre se putréfiera. Il est des gens que leurs loisirs mêmes absorbent: dans leur villa ou sur leur lit, en pleine solitude, même s’ils ont pris leurs distances par rapport au monde entier, ils sont importuns à eux-mêmes: dans ce cas, leur vie n’est pas une retraite, mais une absorption désœuvrée. Parleras-tu de retraite pour celui qui range minutieusement des vases de Corinthe, rendus précieux par la manie de quelques-uns, et consume la plus grande partie de ses jours au milieu de fragments rouillés? Pour celui qui dans la palestre s’assied pour regarder des enfants batailler (car, hélas! nous pratiquons des vices qui ne sont même pas romains!)? Qui apparie ses chevaux selon l’âge et la couleur? Qui entretient les athlètes nouvellement découverts? Eh quoi! diras-tu qu’ils sont retirés du monde, ceux qui passent de longues heures chez le coiffeur, pour y faire couper ce qui a pu pousser la nuit précédente – et l’on délibère sur chaque cheveu, on remet en ordre ce qui ne l’est plus dans la coiffure, on ramène ici et là sur le front les mèches déplacées! Quelle fureur alors si le coiffeur a été un peu négligent: comme s’il les avait tondus! Et de s’emporter si l’on a coupé quelque chose en trop de leur crinière, si quelque chose n’est pas exactement comme il faudrait, si tout ne retombe pas en boucles parfaites! En est-il un qui ne préférerait le désordre de l’Etat à celui de sa chevelure? Qui ne soit plus soucieux de sa belle apparence que du salut de sa tête? Qui n’aime pas mieux être bien coiffé que plus vertueux? Diras-tu qu’ils mettent à profit leur loisir, ceux qui passent leur temps entre le peigne et le miroir? Et que dire de ceux qui s’évertuent à composer, entendre, apprendre des chansons, et tourmentent leur voix – dont la nature a fait le ton juste, excellent, tout simple – en la forçant à des inflexions et des modulations langoureuses? Ceux qui font claquer leurs doigts en rythmant sans cesse quelque romance qu’ils ont en tête, et qui, lorsqu’on les appelle pour des affaires sérieuses, souvent tristes même, chantonnent tout bas?
Ceux-là n’ont pas de loisirs, mais des occupations oiseuses. Et, ma foi, je ne mettrais pas leurs banquets au nombre des heures de loisir, quand je vois avec quelle minutie ils disposent l’argenterie, avec quel soin ils attachent les tuniques de leurs mignons, quelle attention ils portent au sanglier qui sort des mains du cuisinier, et la célérité avec laquelle les serviteurs imberbes, à leur signal, courent à leurs emplois, et quand je vois, encore, l’art déployé à découper les volailles en morceaux bien égaux, la diligence des malheureux domestiques à essuyer les crachats des convives pris de boisson. Voilà comment s’acquiert la réputation d’élégance et de magnificence, et leurs maux les suivent si assidûment dans les moindres recoins de leur vie qu’ils ne peuvent ni boire ni manger sans qu’y entre l’ambition.
Ne mets pas non plus au nombre des hommes qui mettent à profit leur loisir ceux qui se font porter ici ou là en chaise ou en litière et se présentent aux heures fixées pour leurs promenades, comme s’il ne leur était pas permis d’y manquer, et qu’un autre prévient au moment de prendre leur bain, de nager, de dîner: la langueur a tellement dissolu ces esprits amollis qu’ils ne sont même plus capables de savoir eux-mêmes s’ils ont faim. J’ai entendu dire qu’un de ces délicats (si l’on peut appeler délicatesse l’oubli de la vie et des sains instincts humains), alors qu’on le transportait hors de son bain jusqu’à sa chaise, interrogeait ses gens: «Suis-je assis maintenant?» Crois-tu que cet homme qui ignore s’il est assis sache s’il vit, s’il voit, s’il jouit d’un loisir?
J’hésite à dire s’il est plus à plaindre en l’ignorant qu’en feignant de l’ignorer. Ces gens oublient certes bien des choses, mais ils font aussi semblant d’en oublier d’autres! Ils se délectent de certains vices comme s’ils étaient des preuves de bonheur: on a l’air trop obscur, l’air d’un homme de rien, si l’on sait bien ce qu’on fait. Va donc croire, après cela, que les mimes exagèrent lorsqu’ils critiquent les vices comme le luxe. Ils en oublient, ma foi, plus qu’ils n’en inventent, et le nombre des vices inimaginables s’est tellement accru en ce siècle, dont l’inventivité s’est bornée à cela, que nous pourrions reprocher aux mimes de passer sur trop de choses! Songer que quelqu’un s’est tellement amolli dans les plaisirs qu’il en vient à demander à un autre s’il est assis! Cet homme ne jouit pas d’un loisir – trouvons un autre terme: il est malade, ou, pour mieux dire, il est mort. L’homme de loisir est celui qui a conscience de son loisir. Mais ce mort vivant qui a besoin qu’on lui indique la position de son corps, comment pourrait-il être maître d’aucun instant de sa vie?
Il serait trop long de passer en revue, un par un, ceux dont la vie s’est consumée à jouer aux échecs ou à la paume, ou à se faire dorer au soleil. Ils ne profitent pas d’un loisir, ceux dont les plaisirs sont la grande affaire. Quant à ceux qui sont plongés dans d’inutiles travaux d’érudition, nul ne mettra en doute qu’ils se donnent bien de la peine pour rien; et ils sont légion à présent chez les Romains. Ce fut jadis une maladie de Grecs que de se demander combien Ulysse avait de rameurs, si c’est L’Iliade ou L’Odyssée qui a été écrite en premier, ensuite si elles sont du même auteur, ou autres sottises du même genre que tu peux garder pour toi sans que ta conscience s’en trouve mieux, ou publier sans paraître plus docte, mais seulement plus ennuyeux. Voici que les Romains sont gagnés à leur tour par cet inepte désir de connaissances superflues.
La vie heureuse, Editions Arléa 1989
Tableau: Sénèque par Juste de Gand © Louvre