VA VERS TOI-MÊME ! LEKH LEKHA !
Le confinement qui nous est aujourd’hui imposé pour cause de coronavirus me fait soudainement basculer dans ma plus prime enfance, où j’avais décidé de m’isoler de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un être humain. Je n’ai jamais aimé parler de moi : j’ai l’impression que cela restreint ma liberté, mon intimité sacrée. Mais aujourd’hui, ça parle, en jazz, en free, en jam. Alors, j’y vais !
Je suis née différente, « spéciale », comme disaient les femmes de mon Kibboutz à la sauce brésilienne. J’étais semble-t-il une sorte d’humain non identifiable. Il se peut bien que je le sois encore… Pour commencer j’étais une bizarrerie que refusait absolument de parler. Mais la musique était là !
D’aussi loin que je m’en souvienne, elle résonnait dans ma tête. J’entendais des mots chargés de couleurs, de parfums, de saveurs. Comme des explosions d’allégresse.
Or ces harmonies intérieures, si riches, si souriantes, ne correspondaient jamais à celles des mots que l’on entendait çà et là, prononcés à la va-vite, dans le monde des grandes personnes. Les mots du dehors sonnaient faux. Amers. Acides. Atones. Comme désaccordés. Comme si la tête et le cœur étaient déconnectés. Il me semblait, pour cette raison, que ces mots ne pouvaient qu’être faux.
Alors je me taisais.
En apparence. Car je conversais avec la Nature.
Elle, parlait toujours vrai. À travers le vent. Les ruisseaux. Riant comme des enfants.
Et je dialoguais avec elle. Je parlais avec les pierres, les animaux, les fleurs des champs.
Pas avec les Humains.
Jusqu’au jour où, par une grâce merveilleuse… la Vie a placé sur mon chemin musical et silencieux un improbable précepteur !
Il était italien, sculpteur et jésuite. Il venait directement du Vatican et avait « échoué » là – Dieu sait pourquoi ! –, au beau milieu de nulle part, entre plantations de canne à sucre et hordes de chevaux galopant la crinière au vent, à travers un espace quasi infini.
J’avais cinq ou six ans à peine. Nous nous sommes reconnus à travers notre solitude. Notre exil ?
Il me parlait de l’Humanité. Il me parlait de l’Italie. Il me parlait de François d’Assise, de l’humilité poétique, de l’Amour pour tout ce qui respire. Et il ajoutait : « et le Tout respire ! » Ses mots étaient mots de lumière. Ils avaient de la saveur. Ils vibraient d’une musique venue d’ailleurs. De l’intime. Il parlait avec son cœur. Il parlait vrai.
Pour la première fois, la parole semblait pouvoir s’accorder avec la vie !
Il m’a tout appris. TOUT.
Car celui qui vous apprend la parole vous apprend la poésie, la beauté, la bonté, la vie.
Et un jour, quelques années plus tard, soudainement, moi qui ne parlais pas, je lui ai répondu… en chantant !
Et je n’ai plus cessé de chanter. Pas toujours juste. Pas toujours à propos. Mais je savais dorénavant que parler, communiquer, ce devait être avant tout chanter. Enchanter, même.
Mon ami Umberto – c’était son nom – me disait que tout au monde était réparti suivant quatre catégories.
Tout, y compris les fleurs, les pierres et les hommes. Il y avait les acides, les amers, les salés et les sucrés.
Et il disait qu’à chaque catégorie correspond des vibrations propres.
Que tout art est alchimique et consiste à réaliser un dosage harmonieux de ces quatre saveurs, et de la musique et du parfum qui en découlent.
Pour lui, l’humanisme est la recherche de cet équilibre, ce Grand art seul capable de rendre un homme réellement humain. De faire de nos paroles et de nos gestes des chants de vie et de tendresse, des berceuses qui nous accompagnent tout au long de la vie, et au-delà.
Tout cela, je l’ai retenu et fait mien. Et en particulier, qu’au commencement se situe la parole, le logos. Que ce logos est pure musique lorsque nous sommes accordés à nous-mêmes. Et qu’il peut nous guérir de tout, aussi bien qu’il nous peut blesser, et tuer, lorsque nous sommes désaccordés. Que le dialogue, la conversation, sont le moyen de se connaître, de se reconnaître, de se réunifier, de s’aimer et d’aimer. La conversation est la structure qui relie l’être à l’être. L’intérieur à « l’extérieur ». Elle est le pont entre soi et soi-même. Elle est le mouvement de la vie. Qui se verse et se déverse. De l’un à l’autre. Car l’un est l’autre.
Mais pour converser, il faut aussi s’ouvrir à l’autre, et accepter la contradiction, non comme une agression, mais comme un enrichissement possible. Être prêt à l’incompréhension. Consentir à la mésentente. D’accord pour ne pas être d’accord. Afin d’arriver, peut-être, à ce vivre-en-paix auquel nous aspirons tous, au fond, dans le secret de nos cœurs.
Voilà pourquoi, aujourd’hui, au coeur de notre confinement, j’ai voulu partager ce témoignage intime, afin de maintenir le dialogue, d’approfondir nos échanges. Avec le souhait qu’à travers ce dialogue nous puissions tous aller vers ce qui nous unit, plutôt que vers ce qui nous divise, comme c’est si souvent le cas entre les hommes.
C’est aussi ma façon de célébrer la mémoire et le message intemporel de mon cher précepteur, qui en m’apprenant la parole m’a donné accès à ces biens si précieux, si essentiels, que sont l’échange, l’écoute, le dialogue.
Maladroitement au début, comme un musicien débutant peinant à faire ses gammes. Mais sans perdre de vue l’essentiel : parler vrai, dire, se dire. Et à travers ce don de soi, souhaiter faire de soi-même, de Noûs, des êtres musicaux, humains, véritablement humains. Et de nos vies des hymnes, des poèmes, des symphonies. Et quand enfin l’aube nouvelle viendra et que la Terre et nous serons guéris, unis les uns aux autres et enlacés à elle, nous tisserons en dansant un nouveau monde, par la grâce du Vrai, du Bien, du Beau, qui jaillira du meilleur de nous-même.
Que la joie du partage demeure ! Que l’Amour demeure ! Je crois en Noûs !
Au commencement était la parole et la lumière qui voit et fait voir.
À la fin aussi !